> Biens Publics Mondiaux > PAC 98 – Le retour de l’État comme facteur de risque

PAC 98 – Le retour de l’État comme facteur de risque L’administration du désastre de Fukushima par les autorités japonaises

Par Clément Paule

Passage au crible n°98

FukushimaSource : Wikipedia

Un immense chantier, qui devrait durer près d’un an, a débuté le 18 novembre 2013 : il s’agit de l’extraction de plus de 1500 barres de combustible nucléaire immergées dans la piscine du réacteur 4 de la centrale endommagée de Fukushima-Daiichi. En charge de cette opération urgente, les dirigeants de TEPCO (Tokyo Electric Power Company) ont évoqué une étape majeure dans le processus de démantèlement des infrastructures sinistrées depuis le 11 mars 2011. Soulignons toutefois le caractère extrêmement risqué de cette intervention, alors qu’un séisme de magnitude 7,1 survenu le 26 octobre 2013 dans l’océan Pacifique avait entraîné l’évacuation immédiate du personnel travaillant sur le site accidenté. En outre, les multiples faillites du système de traitement des eaux radioactives – à l’instar des fuites récurrentes dans les réservoirs de stockage – ont montré les limites de la gestion du désastre par la firme nippone nationalisée en juillet 2012. Cet état de crise permanente, qui perdure désormais depuis deux ans et demi, demeure ainsi structuré par l’incertitude, à commencer par l’avenir des installations de Fukushima-Daiichi dont la fermeture définitive devrait s’étaler sur plusieurs décennies. Pourtant, le gouvernement japonais a développé au cours des derniers mois un discours rassurant qui témoigne d’une volonté de reprendre le contrôle – au moins symbolique – d’une situation complexe qui paraît loin d’être stabilisée.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Mentionnons dans un premier temps quelques données sur la pollution consécutive aux événements de mars 2011. En juillet 2013, l’IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire) déclarait que les rejets dans l’atmosphère et l’océan étaient estimés respectivement à 60 et 27 pétabecquerels (millions de milliards de becquerels). Si le niveau global de contamination semble décroître, l’impact à long terme sur la nappe phréatique et les rivières pourrait s’avérer plus important qu’escompté. Notons qu’en juillet 2013, TEPCO a finalement avoué que 300 tonnes d’eau radioactive se déversaient quotidiennement dans le Pacifique. Ces chiffres ne permettent néanmoins pas encore de mesurer précisément les conséquences sanitaires sur les populations sinistrées qui font l’objet d’appréciations concurrentes et controversées.

Confrontées à l’incertitude de la crise post-accidentelle, les autorités japonaises avaient rapidement organisé une série d’évacuations dans un rayon de plusieurs dizaines de kilomètres, entraînant l’exil pérenne de plus de 150 000 personnes. À ce titre, un système de zones d’accès restreint a été établi à partir d’un seuil d’inacceptabilité fixé à une dose de 20 mSv (millisieverts) par an. La définition d’un périmètre d’exclusion s’est alors accompagnée d’une politique de décontamination des régions irradiées. Ces démarcations ont cependant été allégées depuis 2012, le gouvernement s’efforçant d’encourager le retour des déplacés en modifiant les normes d’évaluation de la radioactivité.

Cadrage théorique

1. Liquider symboliquement le désastre. Depuis l’élection fin 2012 du Premier ministre Shinzo Abe, la nouvelle équipe dirigeante tente de reprendre la main par des discours de relance qui tendent à minimiser les conséquences de l’accident au nom du relèvement national.
2. Les insuffisances du dispositif de protection. Pourtant, les mesures mises en œuvre pour protéger la population font l’objet de polémiques récurrentes. À telle enseigne que l’administration de la catastrophe se distingue par son opacité et ses contradictions qui rentrent en conflit avec la rhétorique du pouvoir.

Analyse

Deux ans et demi après le début de la crise, force est de constater que si les mobilisations antinucléaires ont faibli en intensité, elles n’en demeurent pas moins présentes sur le terrain de la contre-expertise. Installé depuis le 11 septembre 2011 en face du METI (Ministère de l’Économie, du Commerce et de l’Industrie), le campement permanent baptisé Tento hiroba – place des tentes – maintient ses activités protestataires malgré les poursuites judiciaires intentées par les autorités à son encontre. Pour l’heure, des manifestations périodiques relayées par des pétitions nationales réclament l’arrêt définitif du nucléaire, tout en contestant les estimations officielles qui minimiseraient les risques sanitaires et environnementaux. Signalons que la controverse s’est récemment étendue au rapport de l’UNSCEAR (United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation) remis à l’Assemblée Générale des Nations unies le 25 octobre 2013. Les conclusions des quatre-vingt scientifiques ayant contribué à cette évaluation ont été rejetées par de nombreuses ONG (Organisations non gouvernementales) et associations nippones, ainsi que par le Rapporteur spécial pour le droit à la santé. Nommé par le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies, cet expert indépendant a dressé dès mai 2013 un bilan à charge du dispositif de protection mis en place en ciblant notamment la définition du seuil d’inacceptabilité en matière d’exposition radioactive.

Or, ce document a fait l’objet d’une réponse rapide et détaillée de la part du gouvernement japonais dès le 27 mai 2013, réfutation qui s’inscrit dans le cadre d’une contre-offensive à grande échelle menée par l’équipe du Premier ministre Shinzo Abe. Depuis son arrivée au pouvoir en décembre 2012, ce dernier s’est employé à mettre en scène le relèvement du Japon sur le plan économique – avec les Abenomics, ensemble de mesures s’appuyant sur la dépréciation du yen pour augmenter la masse monétaire, la stimulation fiscale et l’annonce de réformes structurelles – mais également diplomatique. L’État nippon tente dans cette logique de s’imposer comme un acteur majeur de la sécurité régionale en Asie-Pacifique – citons le déploiement militaro-humanitaire des FAD (Forces japonaises d’autodéfense) aux Philippines après le passage meurtrier du typhon Haiyan – tout en adoptant une position de fermeté sur ses différends territoriaux et mémoriels avec la Chine et la Corée du Sud. À cet égard, la désignation de Tokyo pour accueillir les Jeux Olympiques de 2020 intervient comme une consécration de cette rhétorique de réassurance. Rappelons que le Premier ministre avait affirmé, lors de son audition à Buenos Aires devant le CIO (Comité International Olympique) le 7 septembre 2013, que la « situation [à Fukushima était] sous contrôle ». Cette déclaration a été fortement critiquée dans les médias nationaux et qualifiée de mensonge d’État par les activistes, d’autant qu’un haut responsable de TEPCO l’a contredite dès la semaine suivante.

Cette fissure dans la communication officielle paraît loin d’être isolée, dans la mesure où la classe politique japonaise ne semble pas adhérer unanimement à ce discours de liquidation mettant au second plan la gestion inachevée du désastre. L’ancien Premier ministre Junichiro Koizumi, mentor de Shinzo Abe, s’est récemment exprimé en faveur de l’abandon de l’atome, stigmatisant la fin du mythe de la sûreté. Ce qui constitue un désaveu flagrant pour son ex-protégé qui soutient le redémarrage des centrales et l’exportation de la technologie nippone, allant même jusqu’à s’appuyer sur l’expérience capitalisée à Fukushima. Plus encore, des membres du gouvernement de Naoto Kan ont révélé que TEPCO avait pendant deux ans dissimulé délibérément des informations sur les fuites d’eau contaminée afin de ne pas affaiblir sa position sur les marchés internationaux. À ces éléments dissonants s’ajoute le témoignage de Tetsuya Hayashi, ex-travailleur sur le site de l’accident et lanceur d’alarme – whistleblower – qui a dénoncé le système trouble de sous-traitance et d’exploitation des liquidateurs impliquant des organisations criminelles yakuza. Ces contradictions au sein même de l’administration de la catastrophe pourraient amener l’acteur étatique à assumer le contrôle direct et exclusif des opérations de décontamination, selon les recommandations récentes d’un comité du PLD (Parti Libéral-démocrate) au pouvoir. Mais au-delà de cette éventuelle prise en charge publique, les enjeux de transparence et de responsabilité semblent demeurer en retrait dans l’après-Fukushima. Après le rejet des plaintes déposées contre les décideurs gouvernementaux et industriels par le Parquet de Tokyo en septembre 2013, la Chambre des représentants japonais vient d’adopter une loi pénalisant lourdement les fuites d’information à la presse. Dans ces conditions, le retour de l’État apparaît davantage comme un facteur de risque susceptible de pérenniser l’instabilité et l’opacité d’un péril mondial.

Références

Grover Anand, Report of the Special Rapporteur on the right of everyone to the enjoyment of the highest attainable standard of physical and mental health, Mission to Japan (15-26 November 2012) – Advance Unedited Version, 2 mai 2013, consulté sur le site de l’OHCHR (Office of the High Commissioner for Human Rights) : http://www.ohchr.org [25 novembre 2013].
Ribault Nadine, Ribault Thierry, Les Sanctuaires de l’abîme. Chronique du désastre de Fukushima, L’Encyclopédie des nuisances, Paris, 2012.
Site de l’UNSCEAR (United Nations Scientific Committee on the Effects of Atomic Radiation) consacré à Fukushima : http://www.unscear.org/unscear/en/fukushima.html [22 novembre 2013].