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PAC 28 – Le naufrage d’une réputation mondiale BP et sa gestion stigmatisée de la marée noire dans le Golfe du Mexique

Par Clément Paule

Passage au crible n°28

Source : Pixabay

Le 15 juillet 2010, les ingénieurs de la compagnie pétrolière BP (ex-British Petroleum) seraient parvenus à contenir la fuite du puits Macondo à 1500 mètres de profondeur. Trois mois après l’explosion et le naufrage de la plate-forme Deepwater Horizon, le déversement d’hydrocarbures dans le Golfe du Mexique semble temporairement endigué. D’après les estimations de l’AIE (Agence Internationale de l’Énergie), entre 2,3 et 4,5 millions de barils de pétrole – entre 365 et 715 millions de litres – se seraient écoulés après l’accident. Par ailleurs, BP – qui exploite la structure offshore et gère la crise post-accidentelle aux côtés des autorités américaines – a déjà déboursé près de 4 milliards de dollars pour lutter contre la catastrophe. Toutefois, la facture finale pourrait s’élever à 37 milliards selon les projections du Credit Suisse Group. Outre ce défi financier, le groupe énergétique a surtout fait l’objet de nombreuses critiques portant sur son incapacité à maîtriser rapidement le désastre.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Créée au début du XXe siècle en Iran, l’APOC (Anglo-Persian Oil Company) s’est imposée comme l’un des acteurs majeurs d’une industrie naissante. Cependant, l’entreprise – rebaptisée BP en 1954 – est confrontée dans les années soixante aux nationalisations opérées par les gouvernements du Moyen-Orient. Dès lors, la firme se transnationalise pour exploiter de nouveaux gisements, en particulier dans l’Alaska et dans la Mer du Nord. Vingt ans plus tard, elle reste présente dans plus de cent pays et emploie plus de 100 000 personnes. À ce titre, elle fait partie des six supermajors pétrolières avec Exxon Mobil, Chevron Corporation, Royal Dutch Shell, ConocoPhillips et Total. Apparus à la fin des années quatre-vingt-dix, ces conglomérats sont issus d’un mouvement de concentration du secteur, consécutif à la volatilité des prix. C’est dans ce cadre que BP a investi massivement le marché américain en rachetant successivement les sociétés Sohio (Standard Oil of Ohio) en 1987, puis Amoco (ex-Standard Oil of Indiana) et Arco (Atlantic Richfield Company) entre 1998 et 2000. En l’espèce, cette implantation s’inscrit dans une stratégie fondée sur l’innovation et décidée par Lord Browne, chief executive entre 1995 et 2007. Le géant énergétique s’est alors distingué par ses multiples prises de risques : citons par exemple la série d’accords ambitieux signés en Russie ou bien encore la promotion des énergies alternatives.

Dans cette logique, le développement du forage offshore reste au centre des préoccupations de la supermajor alors que les gisements plus accessibles sont désormais contrôlés par des sociétés nationales. En l’occurrence, un cinquième des réserves mondiales de pétrole se trouveraient dans les fonds marins. Pionnier de cette technique d’extraction, BP demeure le premier producteur d’hydrocarbures dans le Golfe du Mexique. Cette orientation a été soutenue par les États-Unis dont les gouvernements successifs – y compris l’administration Obama – ont allégé les restrictions sur le forage domestique. À cet égard, la puissance américaine s’est efforcée de limiter sa dépendance énergétique, en particulier face à l’OPEP (Organisation des Pays Exportateurs de Pétrole). Le groupe a pu s’appuyer sur la découverte de gisements comme Tiber – dont la seule annonce a fait grimper de 4% le titre de l’entreprise en 2009 – pour ouvrir une nouvelle ère énergétique. Cependant, notons que cette technique a pu provoquer des accidents ayant conduit à des marées noires dans le Golfe du Mexique. En témoigne la destruction en 1979 du puits Ixtoc I géré par la compagnie d’État mexicaine Pemex (Petróleos Mexicanos). Plus généralement, les installations de BP aux États-Unis n’ont pas été épargnées par ces aléas. Citons en 2006 la fuite de Prudhoe Bay en Alaska, d’autant qu’une raffinerie située au Texas avait explosé l’année précédente, éveillant l’attention des autorités et de l’opinion publique américaines.

Cadrage théorique

1. Stigmatisation d’un acteur déviant. Inspirés de l’interactionnisme symbolique d’Howard Becker, certaines notions permettent de rendre compte de la délégitimation rencontrée par le groupe pétrolier après l’accident. Concentrant les critiques, BP fait l’objet d’un travail ambivalent de stigmatisation aussi bien de la part de ses pairs que de l’administration Obama.
2. Réputation et image d’une firme transnationale. Il s’agit ici d’évoquer l’intrication entre la perception de la supermajor et ses performances économiques. À l’inverse des États qui souffriraient peu – selon Jonathan Mercer – du facteur réputationnel, les opérateurs privés ne disposent pas d’une légitimité objectivée. Ils seraient donc plus sensibles que les acteurs étatiques aux variations de leur image pouvant mettre en jeu leur survie.

Analyse

En premier lieu, il convient de rappeler les déconvenues de BP face au sinistre. Mentionnons les revers subis par ses experts sur le plan technique, avec des solutions inefficaces et des plans d’urgence dépassés. Ainsi, la procédure du top kill a échoué peu après son déclenchement le 26 mai, les routines organisationnelles du groupe paraissant alors inopérantes. Ces difficultés pratiques se sont conjuguées aux déboires d’une communication peu maîtrisée. Tony Hayward, CEO (Chief Executive Officer) de BP a notamment provoqué plusieurs scandales en minimisant l’impact environnemental de l’accident. En fait, la compagnie n’est pas parvenue à mettre en place une technologie de crise socialement acceptable. Ce qui entre en dissonance avec une image entrepreneuriale construite fondamentalement sur l’expertise et la supériorité technique. Or, cet échec symbolique produit un impact économique et financier, compte tenu de l’effondrement de la valeur boursière de la firme. En effet, celle-ci s’élevait à environ 170 milliards de dollars en avril 2010, selon le classement Forbes Global 2000 où BP occupait alors le dixième rang. Fin juin, ce résultat aurait été divisé par deux, et l’agence internationale de notation Fitch Ratings a alors rétrogradé le géant énergétique, anticipant l’accumulation imminente des coûts.

D’autre part, l’incapacité de BP à tenir un discours d’autorité sur la gestion de la crise suscite le développement de controverses sociotechniques caractérisées par une forte incertitude. Citons l’escalade des estimations du volume de la fuite, initialement de 1000 barils par jour pour atteindre aujourd’hui le chiffre de 60 000. Outre cette considération, la compétence de la compagnie pétrolière est décriée aussi bien par ses concurrentes que par le gouvernement américain. Ces derniers intervenants sont impliqués à des degrés divers dans la gestion du sinistre et subissent les conséquences des échecs successifs. En l’espèce, les valeurs boursières d’Exxon Mobil ou de Total ont chuté de 15% en raison du discrédit de BP. D’où des tactiques de stigmatisation et de démarcation pour souligner les défaillances d’une firme présentée comme aventureuse et négligente des risques. Mentionnons en ce sens l’audition du 15 juin, devant le Congrès américain, des responsables de ConocoPhillips ou de Royal Dutch Shell qui ont décrit un incident isolé, imputable aux seules erreurs de BP. Quant aux autorités américaines, elles ont adopté une posture d’entrepreneur de morale, la marée noire pouvant devenir un test politique 5 ans après Katrina.

Enfin, l’administration de la catastrophe paraît mettre en jeu la survie même de la compagnie. Rappelons que la chute brutale de sa valeur boursière place BP sous la menace d’une OPA (Offre Publique d’Achat) hostile, voire d’une faillite. Le groupe peut certes s’appuyer sur ses ressources consolidées en 2009 avec 17 milliards de dollars de bénéfice net. Mais il s’avère aussi contraint à des stratégies d’extraversion, sollicitant Goldman Sachs pour le conseiller financièrement ou des fonds souverains – qataris ou libyens – en vue d’une association stratégique. Toutefois, l’impact de sa position déviante demeure limité dans la mesure où les autres supermajors entendent éviter une OPA décrite par le CEO de Total comme une opération non éthique. Cette position ambivalente pourrait s’expliquer par la crainte de bouleverser un ordre économique encore instable. Elle semble plus encore relever d’une réaction commune contre toute tentative externe de régulation, à commencer par le moratoire de l’administration Obama sur le forage offshore. Ce qui pose à nouveau la question de règles – pragmatiques ou normatives – susceptibles de définir et de sanctionner la déviance des acteurs privés au plan mondial.

Références

Becker Howard, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, [1963], trad., Métailié, Paris, 1985.
Crooks Ed, « BP – Anatomy of a Disaster – Part 1; Cover Story », The Financial Times, 3 juillet 2010.
Dobry Michel, Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, 3e éd., Paris, Presses de la FNSP, 2009.
Mercer Jonathan, Reputation in International Politics, Ithaca, Cornell University Press, 1996.