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PAC 58 – Une gouvernance brutale d’Internet La fermeture du site Megaupload par les autorités américaines

Par Alexandre Bohas

Passage au crible n°58

Pixabay

L’affaire du site Megaupload pourrait être simplement considérée comme la dernière d’une longue série de différends sur les droits d’auteur. Mais son caractère mondial ainsi que ses suites avec le rejet des lois PIPA (Protect Intellectual Property Act) et SOPA (Stop Online Piracy Act) en font un événement charnière dans l’édification normative et institutionnelle d’Internet.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Le 19 janvier 2012, 18 des principaux dirigeants de Megaupload, parmi lesquels l’emblématique Kim « Dotcom » Schmitz, ont été arrêtés pour violation de droits d’auteur, blanchiment d’argent et racket. Puis le FBI a décidé sa fermeture en bloquant son domaine web. Pour des millions d’internautes, il en a résulté un retentissement global, tant par la médiatisation que par les conséquences de ces opérations policières. En effet, basée à Hong Kong, cette entreprise leader dans le téléchargement direct attirait jusque-là près de 50 millions de visiteurs par jour et comptait 150 millions d’utilisateurs attitrés, leurs connexions générant près de 4% du trafic numérique mondial. On a dénombré, 525 serveurs en Amérique, 630 en Hollande permettant ces mises en relation.

En réaction à ce coup de filet, de nombreux hackers se revendiquant d’Anonymous et de simples internautes ont protesté contre cet arrêt. Les premiers ont même piraté des sites hautement symboliques comme celui de la Présidence américaine ou celui d’Universal, sites qui ont été rendus indisponibles. Au même moment, le Congrès a dû voter deux projets de loi contre la cybercriminalité et la contrefaçon PIPA et SOPA. Ils prévoyaient notamment d’étendre les pouvoirs de la justice américaine en lui donnant la possibilité de procéder au retrait de tout contenu suspect sur Internet, qu’il provienne des États-Unis ou de l’étranger. Cependant devant la mobilisation de nombreuses associations, mais aussi de groupes influents, leur adoption a été repoussée.

Cadrage théorique

1. La marchandisation mondiale d’Internet. Initié par les firmes multinationales, ce processus vise à instituer le principe marchand comme le cadre fondamental de cette sphère. Il la « désencastre » de son environnement social, à l’image de ce que Karl Polanyi a qualifié en d’autres temps et lieux la « grande transformation ». Remplaçant progressivement des relations fondées sur la gratuité, la réciprocité et le don/contre-don, il vient menacer la diversité culturelle, économique et sociale, et démontre une fois de plus que le marché reste une institution construite, voire imposée.

2. Une gouvernance du numérique en formation. Cette notion désigne un mode d’exercice du pouvoir supposé moins contraignant, davantage consensuel et plus représentatif que le concept de gouvernement. C’est la raison pour laquelle elle a été usitée de manière croissante tant par les organisations internationales que par les spécialistes pour décrire des types de régulation adaptés aux sociétés mondialisées marquées par une pluralité d’enjeux et d’acteurs transnationaux. Or, elle passe pourtant sous silence la violence des oppositions et les moyens de coercition, policiers et judiciaires mis en œuvre pour réguler les secteurs concernés.

Analyse

Internet forme à présent une partie intégrante de la société où l’on se rend pour se distraire, mener des recherches et travailler. À ce titre, il entraîne de nombreuses interactions d’échange et de partage. Celles-ci s’inscrivent souvent hors du cadre marchand et relèvent bien plutôt de la réciprocité. Par exemple, le peer-to-peer et le streaming constituent des modes de diffusion originale et d’ampleur mondiale. En outre, des réseaux comme Youtube ont favorisé des liens déterritorialisés de type communautaire où des formes d’expression et de création novatrices ont pu se manifester.

Or, les firmes transnationales livrent un véritable combat pour prendre part à la structuration de cet espace central pour des millions de citoyens/consommateurs. En effet, il importe pour elles d’encourager en son sein des comportements, des valeurs ainsi que des représentations qui leur soient favorables. Mais cela suppose que le principe de la propriété privée y soit au préalable instauré et reconnu pour qu’elles puissent ensuite légitimement revendiquer des droits sur les biens et services échangés. Ceci afin que l’établissement d’un marché leur permette de valoriser commercialement leurs productions. Un tel ordonnancement selon les lois de l’offre et de la demande leur confèrerait une prépondérance de fait car elles concentreraient les droits d’auteurs ainsi que les moyens de créer, produire et diffuser.

D’où la bataille sur les normes juridiques d’Internet. Nous avons déjà évoqué les processus internationaux d’élaboration du droit positif ainsi que les grands procès en la matière*. Depuis les premières poursuites contre Napster jusqu’à Megaupload, elles se sont toutes efforcées de contenir, sinon réduire, les flux échappant aux règles de la propriété intellectuelle et donc aux versements des droits d’auteur. Au fil des années, ou bien les sites dits pirates n’ont plus proposé que des offres légales à l’instar de Napster ou Kazaa ; ou bien ils ont été contraints d’arrêter purement et simplement leur activité comme Emule ou Limewire.

Force est toutefois de constater que l’emprise de ces groupes ne reste pas sans limites. En façonnant cette sphère, ils se heurtent d’une part au monde diffus et disparate des internautes ; d’autre part ils doivent faire face à d’autres compagnies directement issues d’Internet. Ainsi celles-ci – telles que Wikipedia ou Google – ont-elles bénéficié de la créativité et de la liberté laissées sur Internet*, ce qui explique leur mobilisation active contre les lois SOPA et PIPA.

Nous avons assisté ces dernières semaines à un choc violent entre deux centres de l’économie-monde américaine, Hollywood et la Silicon Valley. Profitant de l’appui de l’opinion publique, ce dernier a su s’imposer malgré le lobbying du premier. Au terme de ces épreuves de force, prennent forme de nouvelles règles et institutions. Loin d’un consensus obtenu par la négociation ou le dialogue, une gouvernance d’Internet émerge à l’issue d’un combat entre firmes challengers qui doivent aussi compter avec le gouvernement des États-Unis comme instance décisive.

Références

Auffray Christophe, « MegaUpload : décryptage de l’affaire et des accusations », ZDNet France, 23 janv. 2012, disponible sur le site web : www.zdnet.fr.
*Bohas Alexandre, « Coup de force numérique, domination symbolique. Google et la commercialisation d’ouvrages numérisés », Passage au crible, (5), 16 nov. 2009, disponible sur le site web : www.chaos-international.org.
*Bohas Alexandre, « Une construction mondiale de la rareté. Le projet ACTA d’accord commercial sur la contrefaçon », Passage au crible, (22), 22 mai 2010, disponible sur le site web : www.chaos-international.org.
« De Napster à Megaupload, le long affrontement entre la justice et les services de téléchargement», Le Monde, 23 janv. 2012.
Finkelstein Lawrence S., « What Is Global Governance ? », Global Governance, (1), 1995, pp. 367-372.
Hewson Martin, Sinclair Timothy J. (Eds.), Approaches to Global Governance Theory, Albany, NY, SUNY Press, 1999.
« Lois antipiratage : sous pression, Washington fait machine arrière », Le Monde, 20 janv.2012.
Laroche Josepha, La Brutalisation du monde, du retrait des États à la décivilisation, Montréal, Liber, 2012.
May Christopher, The Global Political Economy of Intellectual Property Rights: The New Enclosures, 2nd Ed., London, Routledge, 2010.
Polanyi Karl, La Grande transformation : aux origines politiques et économiques de notre temps, trad., Paris, Gallimard, 2009.
« Peer-to-peer, la fin d’un protocole ? », Le Monde, 11 mars 2011.
Sell Susan, Private Power, Public Law: The Globalization of Intellectual Property Rights, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.