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PAC 114 – Un usage hégémonique du droit et de la monnaie BNP Paribas sanctionnée par la justice américaine

Par Yves Poirmeur

Passage au crible n°114

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Le 3 juin 2014, la BNP Paribas a conclu un accord – final agreement – avec la justice américaine, aux termes duquel, après avoir plaidé coupable, elle a accepté de payer une amende de 8,834 milliards de dollars (6,5 milliards d’euros). Pour avoir utilisé la monnaie américaine dans des transactions avec des pays placés sous embargo par les États-Unis, elle se voit également interdire d’effectuer toute compensation de transactions en dollars – clearing – pour le compte de négociants en pétrole et en gaz. En outre, BNP Paribas a dû se séparer de treize de ses dirigeants, dont le directeur de sa filiale suisse, ces derniers étant impliqués dans ces paiements litigieux. La banque a dû aussi mettre en place une structure visant à contrôler le respect de la législation américaine lorsque ses opérations en dollars doivent être effectuées à New-York. Il s’agit là de l’épilogue d’une procédure engagée par le procureur de New-York qui soupçonnait cette institution – comme d’autres établissements financiers européens – d’avoir violé entre 2002 et 2010 les embargos imposés unilatéralement par les États-Unis contre Cuba, l’Iran et le Soudan, pays considérés alors comme des « ennemis » ou « soutenant le terrorisme » (Foreign Assistance Act, (1961) ; Cuban Liberty and Democracy Solidarity (Libertad) Act, (loi dite Helms-Burton), (1996) ; Iran and Libya Sanctions Act, (loi dite d’Amato-Kennedy), 1996)). Cette convention se solde par le versement de l’amende la plus élevée jamais infligée à une banque étrangère pour des transactions qui – irrégulières en droit américain – ne l’étaient pas en droit français et ne contrevenaient pas non plus à des sanctions qui auraient été décidées par le Conseil de sécurité de l’organisation des Nations unies, pour maintenir la paix (Charte de l’ONU, Ch. VII).

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Si les États disposent bien d’une compétence exclusive sur leur espace national pour les actes de contrainte en raison du principe de souveraineté et de son corollaire – le principe de non-intervention – le droit international leur reconnaît par ailleurs une liberté de principe. En effet, la Cour Permanente de Justice Internationale a estimé, dans la célèbre affaire du Lotus (CPIJ, 7 septembre 1927, France c. Turquie), que les limitations à leur indépendance ne se présument pas. Cette présomption leur permet d’exercer leur compétence normative pour régir des situations localisées en tout ou partie sur leur territoire et, à l’étranger, celles qui impliquent une personne ayant leur nationalité, mettent en cause leurs intérêts fondamentaux ou encore portent atteinte à des valeurs universelles. Toutefois, comme un État n’a pas de pouvoir de contrainte dans le ressort territorial d’un autre, il ne peut y imposer le respect des conduites qu’il prescrit sans le consentement de celui-ci (CIJ, 9 avril 1949, détroit de Corfou, Royaume-Uni c. Albanie). L’application des normes étatiques à portée extraterritoriale se heurte ainsi classiquement à l’impossibilité d’atteindre leurs destinataires récalcitrants, sans la coopération des pays qui les abritent. C’est notamment le cas pour les mesures – embargos, boycotts, gels des avoirs financiers, interdiction de déplacement des dirigeants – décidées unilatéralement par un État afin d’en forcer un autre ou une entité étrangère à changer de pratique. Le succès de la plupart de ces opérations d’endiguement dépend de leur application par des entreprises étrangères dont le concours s’avère nécessaire pour en assurer l’étanchéité. Les tentatives pour les leur faire respecter étant souvent bloquées par l’impossibilité de leur infliger des sanctions en cas de manquement, l’acteur étatique en est alors réduit à tirer sur son seul domaine de souveraineté les conséquences de leur violation. À cet égard, l’énormité des pénalités frappant BNP Paribas apparaît révélatrice d’un accroissement du pouvoir coercitif des États-Unis et d’un changement de paradigme répressif. En se montrant capables de sanctionner les firmes étrangères dont les activités à l’étranger contreviennent à leur législation, ils élèvent sensiblement le coût de la violation des embargos qu’ils mettent en place. De la sorte, ils renforcent le niveau d’effectivité des instruments juridiques de leur politique étrangère.

Cadrage théorique

1. La puissance structurelle des États-Unis. Si la déterritorialisation de l’économie a réduit la capacité d’intervention étatique sur les opérateurs des marchés mondialisés, les États-Unis ont conservé la leur. Ils sont désormais en mesure de peser sur les agents économiques plus que ceux-ci n’influent sur eux. Exploitant la nécessité vitale des entreprises transnationales de commercer sur leur marché intérieur ou d’accomplir sur leur territoire différentes activités, ils réussissent à les rattacher à leur juridiction sous la menace souveraine de le leur en fermer l’accès ou bien de leur en interdire l’exercice, ce dont elles ne sauraient prendre le risque.
2. Un exercice transnational de la contrainte juridique au service du hard power américain. Grâce à leur hégémonie économique et financière ainsi qu’à la prépondérance de leur monnaie, les États-Unis parviennent à placer les firmes transnationales sous l’empire de leur droit. Par leur biais, ils élargissent le champ d’application de leur législation sur le plan extraterritorial. N’ayant pas besoin du concours des autres pays pour la faire respecter, mais seulement de la collaboration des firmes prises dans leurs filets juridiques, ils exercent de la sorte un pouvoir régulateur de portée transnationale et disposent d’un pouvoir coercitif sans égal.

Analyse

Mobilisant toutes les ressources de leur puissance structurelle, les États-Unis ont diversifié les objets de rattachement des entreprises étrangères à leur juridiction – exercice d’activités sur leur territoire, cotation boursière, utilisation de plateformes numériques sous droit américain…– et transformé leur domination économique en une hégémonie juridique. Dans l’affaire BNP Paribas, c’est par le truchement pour le moins ténu d’opérations réalisées dans leur monnaie, universellement utilisée dans les échanges internationaux, qu’ils ont opéré cette jonction. Ils considèrent en effet que tous les paiements libellés dans leur devise doivent être conformes à leur législation. Les transactions litigieuses ayant par conséquent été effectuées en dollars américains et compensées par la filiale new-yorkaise de BNP Paribas, la justice étatsunienne s’est estimée compétente pour engager des poursuites. Or, elle n’aurait pas pu le faire si une autre monnaie avait été employée pour ces paiements.

Risquant de perdre sa licence d’exploitation, de se voir interdire de compenser des opérations en dollars et d’avoir à faire face à un procès interminable à l’issue incertaine avant d’être frappée par des sanctions pénales, BNP Paribas a finalement préféré collaborer avec les autorités judiciaires. De ce fait, elle a participé à sa propre incrimination en apportant les preuves de sa culpabilité. Plutôt que de leur résister et d’aller jusqu’à un procès, elle a cherché à tirer avantage du système américain de justice négociée, qui permet de trouver un arrangement (deal) et de mettre fin aux poursuites par une transaction limitant les sanctions. En d’autres termes, la banque s’est donc soumise aux mécanismes procéduraux du droit américain. C’est ainsi qu’elle a dû : 1) réaliser une enquête interne à ses frais dans toutes ses filiales en suivant les instructions données par les autorités judiciaires, 2) négocier le montant de l’amende à acquitter, 3) s’engager à se doter d’un contrôleur interne (monitor) chargé de vérifier qu’elle se conformera à l’avenir à la législation américaine et enfin, 4) institutionnaliser une procédure à cet effet. Ce mécanisme judiciaire s’avère parfaitement ajusté à la globalisation des échanges. Il paraît également adapté aux dispositions des entreprises qui sont structurellement portées à maximiser leurs profits en opérant un calcul coûts/avantages qui intègrent les risques juridiques. Son efficacité tient à la mise en place d’un ensemble d’institutions disposant des moyens d’investigation et de négociation pour la piloter. Dirigées par le Département de la Justice et les procureurs des États – en l’espèce le District Attorney de New-York – les enquêtes mobilisent naturellement le FBI (Federal Bureau of Investigation). Elles bénéficient de l’appui d’agences de régulation spécialisées comme l’OFAC (Office of Foreign Asset Control) dédié à la gestion du programme de sanctions économiques et la SEC (Securities and Exchange Commission) chargée de la surveillance des marchés boursiers.

Alors que les États-Unis n’ont cessé depuis la Guerre froide de développer leur arsenal législatif à portée extraterritoriale instaurant des sanctions économiques pour isoler certains pays – Cuba, Corée du Nord – ou bien lutter contre le terrorisme – Iran, Syrie, Libye, Soudan –, ce dispositif répressif convertit insidieusement les entreprises transnationales en auxiliaires de la diplomatie américaine avec laquelle les autres démocraties ne sont pas toujours en accord (cas de la France pour l’embargo sur Cuba). Comme cette stratégie judiciaire ne concerne pas seulement les programmes de pénalités économiques, mais s’étend à la lutte contre la corruption et à la répression des délits boursiers, elle fait du droit américain le régulateur principal de la mondialisation. Ce faisant, ceci permet aux États-Unis de profiter de la manne financière des amendes qu’ils ont infligées. En l’occurrence, il s’agit d’une sorte de rente de domination juridique. Prélevée à l’échelle mondiale, elle consacre indéniablement leur hégémonie.

Références
Garapon Antoine, Servan-Schreiber Pierre (Éds.), Deals de justice. Le marché américain de l’obéissance mondialisée, Paris, PUF, 2013.
Strange Susan, Le retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, Paris, Éd. Du Temps Présent, 2011.
Waltz Kenneth, Theory of International Society, Addison Wesley, Reading MA, 1979.