PAC 108 – Une rivalité coopérative L’échec de la médiation entre Apple et Samsung

Par Adrien Cherqui

Passage au crible n°108

Apple SamsungSource: Flickr

Le 19 février 2014 a marqué la fin du processus de médiation au terme duquel les dirigeants d’Apple et de Samsung Mobile Communications devaient négocier un accord. Rappelons que cette tentative de compromis lancée en janvier 2014 par le tribunal de San Diego, avait incité les deux groupes à trouver un arrangement pour éviter un nouveau procès.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Selon le cabinet d’études IDC, plus d’un milliard de smartphones a été vendu en 2013, soit 38% de plus qu’en 2012. Trois firmes occupent actuellement le podium des ventes mondiales. En termes de parts de marché détenues en 2013, Samsung en détient 31,3%; avec 313,9 millions d’unités vendues ; Apple, qui a vendu 153,4 millions d’iPhones, en conquiert 15,3%. Quant à la troisième, la chinoise Huawei, elle se situe encore loin derrière celles-ci avec seulement 48,8 millions de ventes pour 4,9%.

Apparaissant le 6 mars 1983 avec le premier dispositif de communication sans fil érigé par Motorola, le secteur de la technologie mobile s’est construit sur l’innovation et le développement de nouvelles normes techniques. La popularisation des téléphones mobiles durant la décennie quatre-vingt-dix et l’apparition de standards innovants comme le GSM (Global System for Mobile Communication), la 3G et désormais la 4G, ont rendu possible l’intégration d’innombrables services tels que l’exploitation de contenus audiovisuels, d’applications et le surf sur le web. Ces derniers sont aujourd’hui pleinement exploités par les smartphones. Profondément transformé par ces multiples changements, le domaine des télécommunications s’est historiquement organisé autour de quelques constructeurs. Plusieurs d’entre eux tels que Nokia, Huawei, Samsung, LG et plus récemment Apple – avec la sortie en 2007 du premier iPhone qui a démocratisé ces produits – constituent à présent un véritable oligopole. Celui-ci se caractérise par une concurrence exacerbée, notamment dans la recherche et le développement. Dans ce contexte, des dynamiques compétitives induisent une utilisation illégale de brevets appartenant à des groupes rivaux.

Les deux géants, Samsung et Apple, s’affrontent donc en justice depuis le mois d’avril 2011 dans plusieurs dossiers. La délibération la plus emblématique demeure celle d’août 2012 au cours de laquelle un jury a condamné le sud-coréen Samsung à verser plus d’un milliard de dollars à Apple pour la violation de brevets relatifs aux iPads et iPhones. Au cours de ces procédures juridiques, Samsung a principalement reproché à Apple d’exploiter des technologies et des normes techniques qu’il avait brevetées. Pour sa part, Apple estime que Samsung a plagié le design de ses iPhones et de ses iPads, ainsi que leur interface utilisateur avec les gammes Galaxy S et Galaxy Tab. Mais au-delà d’une compétition que l’on considérerait restreinte à ces deux entreprises, l’affaire en cours vise également l’un des systèmes d’exploitation concurrents de l’iOS d’Apple : Android de Google utilisé en grande partie par Samsung.

Plus récemment, en juin 2013, la bataille juridique entre les deux grands de la téléphonie mobile a été portée devant l’USITC (United States International Trade Commission), une agence fédérale compétente en matière de contentieux commerciaux. Cette instance a reconnu que l’américain Apple avait violé l’un des titres de propriété essentiels de Samsung. L’USITC a alors interdit l’importation, la vente et la distribution par Apple d’outils de communication sans fil et de dispositifs musicaux portables. Toutefois, cette décision n’a jamais été exécutée. En effet, le 3 août 2013, le Président Barack Obama et son administration l’ont censurée, réaction qui a entraîné une vive réponse des autorités coréennes.

Cadrage théorique

1. La transnationalisation du marché de la technologie mobile. Les entreprises transnationales répondent à des logiques de production particulières donnant lieu à des coopérations en matière de recherche-développement. Mais la mutualisation des ressources, la réduction des coûts et l’augmentation de la productivité condamnent alors ces concurrents à plus d’intégration.
2. Le pouvoir structurel des firmes transnationales. Acteurs majeurs de la scène mondiale, certaines marques de la high-tech détiennent la capacité de se reconfigurer dans un secteur distinct, tout en imposant certains de leurs choix. Ce changement structurel – pour reprendre l’expression de Susan Strange – façonne et détermine les structures de l’économie globale au sein desquelles d’autres groupes évoluent.

Analyse

La téléphonie mobile se présente comme une industrie dynamique au sein de laquelle de nombreux opérateurs économiques interagissent. Ces derniers détiennent des ressources leur permettant d’être à la convergence de trois industries : la téléphonie mobile, le hardware et le software, autrement dit, le matériel et le logiciel. La mondialisation et l’essor de technologies novatrices déterminent alors les entreprises à se tourner vers de nouveaux modèles économiques. Or, ceux-ci impliquent l’optimisation de leur croissance, une meilleure réactivité et une plus grande compétitivité. Notons par ailleurs une production conçue initialement pour des marchés nationaux, transformée aujourd’hui en une organisation tournée vers un marché mondialisé. Ce changement structurel impulsé par la globalisation a conduit cette branche industrielle à sa transnationalisation et aux relations complexes qu’entretiennent Samsung et Apple.

Forte d’une expérience supérieure à Apple, Samsung opère à tous les stades d’élaboration des ordinateurs, des tablettes ou bien des smartphones. Du processeur à l’écran, en passant par le software, elle dispose des ressources nécessaires à la production d’appareils high-tech et domine largement toute la filière. Bien que ce groupe sud-coréen se révèle un concurrent majeur de l’américain Apple, des logiques de coopération se mettent paradoxalement en place. Rappelons que le processeur A5, conçu par Apple et produit par Samsung, reste une pièce centrale de l’iPad 2 et de l’iPhone 4S. En outre, la puce A8 qui équipera les prochains appareils Apple sera fabriquée par le groupe TSMC (Taiwan Semiconductor Manufacturing Company). Cependant, la firme américaine n’abandonne pas pour autant le groupe sud-coréen qui demeurera dans l’avenir responsable de 30% à 40% de la production de ce composant, afin d’éviter toute pénurie.

L’interdépendance caractérise à présent la fabrication du matériel informatique utilisé pour concevoir les téléphones mobiles et les tablettes. En d’autres termes, Samsung livre son savoir-faire technique et ses capacités industrielles à Apple, tandis que celui-ci lui offre un nouveau marché. Il s’agit d’un capitalisme d’alliance, un phénomène bien caractérisé en son temps par l’économiste américain John Dunning. Autrement dit, le couple rivalité-coopération structure désormais les nouvelles relations inter firmes.

Cette logique de production s’accompagne d’une diffusion des technologies qui participe de la redistribution du pouvoir au sein de la téléphonie mobile. Les caractéristiques hautement concurrentielles de ce domaine ont en effet conduit à l’utilisation de certains standards brevetés, devenus indispensables. Cet usage dorénavant courant s’est institutionnalisé. Lors des premiers procès l’opposant à Apple, Samsung a notamment fait référence à des brevets liés aux transmissions 3G, qualifiés de standard essential patents. Or, cette pratique s’apparente à ce que le sociologue Ulrich Beck qualifie de droit privé et qui vaut ici pour les normes techniques, ce qui montre la relative impuissance de l’acteur étatique et défie le concept d’État législateur.

Références

Balzacq Thierry, Ramel Frédéric (Éds.), Traité de relations internationales, Paris, Presses de Science Po, 2013.
Laroche Josepha (Éd.), Passage au crible, l’actualité internationale 2012, Paris, L’Harmattan, 2013. Coll. Chaos International.
Le Monde, « Brevets : Apple et Samsung échouent à s’entendre aux États-Unis », 23 février 2014, disponible à l’adresse suivante : http://www.lemonde.fr/technologies/article/2014/02/23/brevets-apple-et-samsung-echouent-a-s-entendre-aux-etats-unis_4371831_651865.html
Mosca Marco, « Les tops et les flops du marché des smartphones en 2013 », Challenges, 28 janvier 2014, disponible à la page : http://www.challenges.fr/high-tech/20140128.CHA9712/samsung-apple-huawei-lg-les-tops-et-les-flops-du-marche-des-smartphones-en-2013.html
Strange Susan, Stopford John, Henley John S., Rival States, Rival Firms: Competition for World Market Shares, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
Strange Susan, Le Retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, trad., Paris, Temps Présent, 2011.
Strange Susan, « States, Firms and Diplomacy », International Affairs, 68 (1), 1992, pp. 1-15.

PAC 107 – La protection de la propriété intellectuelle comme arme monopolistique La vente par Google de Motorola Mobility à Lenovo

Par Robin Baraud

Passage au crible n°107

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Google a annoncé, mercredi 29 janvier 2014, la vente de Motorola à Lenovo pour seulement 2,91 milliards de dollars, alors que le groupe l’avait acquis en 2012 pour 12,5 milliards de dollars. Cette revente d’un pionnier de la téléphonie mobile, qui n’a pas été redressé malgré d’importantes suppressions de postes, semble donc à première vue une transaction malencontreuse. Mais ce constat doit être tempéré car seuls 2 000 des 17 000 brevets détenus par Motorola seront finalement cédés à Lenovo. En outre, ce dernier bénéficiera d’accords d’exploitation sur une partie des 15 000 autres.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Lenovo a acquis une renommée internationale en 2005 avec le rachat du département ordinateurs portables d’IBM. Le montant de l’opération s’avérait alors équivalent à plus de trois fois sa propre valeur. Après avoir achevé difficilement une intégration de ce service et avoir changé de dirigeant, à la mi-2013, Lenovo a atteint dans ce secteur la place de premier producteur mondial. Dès l’origine, l’entreprise recherchait avec cette acquisition, un transfert de technologies ainsi que l’image d’IBM, en partie grâce à l’appellation ThinkPad, déjà bien implantée sur les marchés occidentaux.

Environ 70% des smartphones vendus dans le monde sont aujourd’hui équipés d’un système d’exploitation développé à partir d’Android. Celui-ci est mis à la disposition des constructeurs par Google comme base logicielle sur laquelle ils détiennent la possibilité d’apporter un certain nombre de modifications permettant une adaptation aux besoins de leurs produits. Les partenaires de Google – dont le taïwanais HTC, le japonais Sony ou le Sud-Coréen Samsung – se sont inquiétés de l’achat de Motorola en 2012, craignant que la marque ne devienne, à terme, le seul distributeur de smartphones Android. Google avait commencé en 2010 à sortir en partenariat avec des constructeurs – tout d’abord HTC, puis Samsung, Asus et LG – une gamme de smartphones et tablettes haut de gamme à bas prix, avec pour système d’exploitation une version non modifiée d’Android. Il apparaissait donc cohérent pour ces firmes de voir dans la stratégie de Google une manœuvre visant à les évincer.

Dans la guerre que livre Google à ses principaux concurrents, il aura néanmoins utilisé les brevets acquis avec Motorola. Le 27 février 2012, il a perdu un procès majeur contre Apple. Dans cette action en justice, il demandait le retrait des Ipad et Iphone du marché car Apple avait utilisé certains titres de propriété industrielle de Motorola. Il connaît pourtant bien la puissance de leur contrôle. En effet, à chaque vente de l’un de ses terminaux Android, les constructeurs doivent reverser à Microsoft une somme de 5 à 15 dollars pour rémunérer le recours aux inventions brevetées de celui-ci.

Grâce à l’acquisition de Motorola Mobility, Lenovo est désormais passé du cinquième au troisième rang des producteurs mondiaux de smartphones, derrière Apple et Samsung. Déjà très implanté en Chine sur le marché bas de gamme, il prévoit à présent d’investir aussi le milieu de gamme afin de faire son apparition dès 2014 sur les marchés américains, voire européens. En l’occurrence, l’image de marque de Motorola et sa présence déjà importante pourraient lui faciliter leur accès. Autrement dit, le transfert de technologies semble une priorité secondaire dans cette transaction. Alors qu’il avait au contraire déterminé, le jeudi 23 janvier 2014, l’achat à IBM d’un parc de serveurs vieillissants pour 2,3 milliards de dollars. Pour des raisons similaires à celles du dossier de Motorola Mobility, Lenovo avait manifesté en novembre 2013 des visées sur Blackberry. Cependant, les autorités canadiennes avaient interdit ces visées, craignant que l’entreprise ne devienne chinoise.

Cadrage théorique

La propriété intellectuelle comme arme de concurrence transnationale. La dérégulation du commerce mondial s’est réalisée parallèlement à l’homogénéisation des législations nationales en matière de protection de la propriété intellectuelle. Cette dernière permet aux entreprises détentrices de brevets d’interdire légalement à leurs concurrents de produire des biens – matériels ou immatériels – équivalents aux leurs.
La recherche par les entreprises transnationales d’une rente de monopole. Pour un acteur économique se trouvant en situation monopolistique, aucune concurrence dans son secteur d’activité n’est, par définition, à craindre. En conséquence, il ne cherche plus à conquérir des avantages comparatifs, mais s’efforce plutôt de perpétuer unilatéralement sa prépondérance. En fait, résister à la dureté d’une logique concurrentielle s’avère toujours coûteux, c’est pourquoi il apparaît rationnel d’établir un monopole pour conforter ses profits.

Analyse

Le régime de protection de la propriété privée défendu par l’OMC autorise l’instauration de monopoles sur une technologie brevetée. L’objectif consiste à assurer aux entreprises une rémunération de leurs investissements en recherche et développement. Cette mesure de régulation de l’économie mondiale, qui tente d’encourager l’innovation et le progrès, confirme l’inexistence de l’idéal type de la concurrence parfaite. Dans le domaine de la téléphonie mobile, ces dispositions ont favorisé l’émergence d’un oligopole composé de firmes transnationales. Ces dernières bénéficient de moyens financiers tels, qu’elles détiennent ou négocient l’utilisation de nombreux brevets indispensables à l’élaboration de produits concurrentiels. Ces titres de propriété industrielle utiles à l’élaboration de téléphones portables peuvent être classés en deux grandes catégories. D’une part, ceux qui portent sur la partie physique de l’appareil et d’autre part ceux relatifs au logiciel assurant leur fonctionnement. Or, la concurrence actuelle entre les smartphones concerne principalement cette seconde part. Malgré des apports marginaux à la technologie existante – déverrouillage par reconnaissance tactile chez Apple par exemple –, l’amélioration des performances des composants matériels du téléphone demeure limitée en raison de la capacité des batteries, difficile à faire évoluer.

Google s’est positionné presque exclusivement sur le développement logiciel et exploite donc la situation. Afin de se démarquer, les constructeurs de smartphones utilisant Android ont alors mis au point des ajouts de plus en plus élaborés. Proposée par certains smartphones, la suspension de la mise en veille du téléphone lorsque le regard de l’utilisateur est dirigé sur celui-ci illustre cette stratégie, comme le montre par exemple Samsung. Mais cette pratique masque progressivement la base logicielle Android qui devient dès lors difficilement reconnaissable par le consommateur. Cela paraît problématique pour Google car ses produits assurant la collecte et l’analyse des données personnelles (Gmail, GoogleMaps, Google Calendar, etc.), qui viabilisent son modèle économique, cessent, par voie de conséquence, d’être mis en avant. Son objectif principal reste pourtant d’instaurer une norme autour de ses produits, comme a pu le faire Microsoft avec ses systèmes d’exploitation sur ordinateur. L’intérêt d’un tel dispositif global, tient dans le fait qu’il peut difficilement être concurrencé dans la mesure où une grande majorité d’utilisateurs l’a adopté. Autrement dit, les conditions pour que se mette en place une rente de monopole se trouvent réunies.

En acquérant les brevets de Motorola, Google a renforcé sa capacité monopolistique sur le développement des systèmes d’exploitation pour smartphones. Son avantage apparaît double. Tout d’abord, elle détient désormais la possibilité de mettre en difficulté ses principaux concurrents en rendant plus difficile et plus coûteux leurs efforts d’innovation. Par ailleurs, elle accentue la dépendance de ses partenaires envers son système d’exploitation Android. Au-delà de la marque Motorola, Lenovo détient également un savoir technologique précieux et profite de la bonne intégration sur le marché américain de sa nouvelle filiale. La Chine étant membre de l’OMC, il est en effet indispensable aux entreprises siégeant dans ce pays d’acheter leur entrée sur des marchés protégés par de nombreux brevets, comme celui de la téléphonie mobile.

Références

Andreff Wladimir (Éd.), La mondialisation, stade suprême du capitalisme ? Mélanges en hommage à Charles-Albert Michalet, Paris, PUN, 2013.
Chiu Justin, « L’anarchie mondiale dans le secteur de la téléphonie mobile. La guerre des brevets entre les fabricants de smartphones », Passage au crible, Chaos International, 7 janvier 2013, consultable sur le site de Chaos International : http://www.chaos-international.org.
Le Monde, « Google revend Motorola au chinois Lenovo mais garde les brevets », 30 janvier 2014, à l’adresse web : http://abonnes.lemonde.fr/technologies/article/2014/01/30/google-revend-motorola-au-chinois-lenovo-mais-garde-les-brevets_4356898_651865.html?xtmc=lenovo&xtcr=5 [3 mars 2014].

PAC 82 – L’anarchie mondiale dans la téléphonie mobile La guerre des brevets entre les fabricants de smartphones

Par Justin Chiu

Passage au crible n°82

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Le 21 décembre 2012, la Commission européenne a adressé un avertissement à Samsung pour lui reprocher l’abus de sa position dominante sur le marché européen dû à l’utilisation excessive de ses brevets. En effet, les procès pour violation de brevets entre Apple et Samsung se poursuivent au Japon, en Corée du Sud et dans plusieurs pays occidentaux. N’oublions pas qu’aux États-Unis par exemple, le groupe sud-coréen a été condamné en août 2012 à verser à Apple une amende record d’un milliard de dollars.

Par ce rappel à l’ordre, la Commission devient la première instance supranationale à intervenir pour tenter d’apaiser les tensions entre les deux géants de l’électronique. Néanmoins, la question se pose de savoir pourquoi les fabricants de smartphones ont recours aux brevets de leurs concurrents, tout en sachant pertinemment qu’ils risquent des ennuis judiciaires.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Depuis le lancement du Motorola DynaTAC 8000, le premier téléphone mobile commercialisé aux États-Unis en 1983, le développement du marché de la téléphonie mobile symbolise à lui seul le progrès technique. Mais il faut attendre l’arrivée de la norme GSM (Global System for Mobile Communication, autrement dit 2G ou la norme numérique de deuxième génération) au milieu des années quatre-vingt-dix pour que ce nouveau marché prenne un réel essor. Avec cette avancée technique, la transmission de données est passée du mode analogique au mode numérique et le coût de communication s’en est trouvé largement réduit. Dès cette époque, le secteur des télécommunications s’est caractérisé par sa financiarisation. À la suite de sa dérégulation à l’échelle planétaire, les opérateurs historiques de la Triade, devenus des firmes privées, ont multiplié des opérations de fusion-acquisitions, notamment dans les pays en développement.

Avec l’arrivée de la norme 3G au milieu des années 2000, le secteur des télécommunications est entré dans une période de transformation ; le haut débit rendant possible l’intégration de nouveaux services – l’utilisation des contenus audiovisuels ou des applications – dans un mobile et permettant ainsi l’émergence d’un nouvel écosystème. Dans ce dernier convergent trois industries : la téléphonie mobile, l’électronique et le logiciel. Or, les opérateurs des télécoms qui contrôlaient jusqu’ici la majorité des bénéfices perdent leurs marges au profit de fabricants de téléphones multifonctions, lesquels possèdent plus de ressources techniques et se trouvent dans une meilleure position pour relier ces trois industries.

Rappelons que le marché mondial des smartphones est en pleine expansion. Il a progressé de 40% au deuxième trimestre 2012 par rapport à 2011, avec 153,9 millions d’unités écoulées. Á eux seuls, Samsung et Apple se sont appropriés près de la moitié du marché. Présent sur le secteur des télécommunications depuis de nombreuses années, Samsung détient un grand nombre de brevets portant sur des standards essentiels de la norme 3G dont aucun autre fabricant ne peut se passer. Quant à Apple, ses brevets concernent davantage des interfaces de pilotage et le design dont s’inspirent la plupart des créateurs de smartphones. Effectivement, les techniques du smartphone s’échangent et s’empruntent entre fabricants. Mais, engagés dans une guerre commerciale féroce, ils doivent constamment trouver de nouveaux moyens d’augmenter leurs ventes. En dernière instance, recourir à la justice pour freiner les ventes des concurrents constitue une ultime stratégie. Depuis la première plainte de Nokia contre Apple déposée en octobre 2009, les contentieux relatifs aux brevets et opposant les concepteurs de smartphones ne cessent par conséquent de marquer l’actualité internationale.

Cadrage théorique

1. Un secteur des télécommunications anarchique. La démultiplication et la transnationalisation des procès opposant les producteurs de smartphones et de tablettes démontrent l’absence d’une gouvernance mondiale des télécommunications. En fait, les règlements des télécommunications internationales de l’UIT (Union internationale des télécommunications) établissant les principes généraux dans ce domaine apparaissent aujourd’hui tout à fait inadaptés. En fait, ce traité n’a pas été révisé jusqu’à la conférence mondiale des télécommunications internationales qui s’est tenue en décembre 2012. Signé en 1997, l’accord de l’OMC sur les télécommunications a marqué la dérégulation des services des télécoms, mais sa règlementation s’impose difficilement à ce secteur, contrôlé auparavant par les États-nations. Or, en l’absence d’une autorité capable de résoudre les litiges sur le plan mondial, les régulations s’établissent encore sur le plan national, les décisions juridiques restant fragmentaires.
2. Une propagation transnationale des techniques. Si les normes et les standards dans les télécoms semblent à présent unifiés à l’échelle mondiale, c’est parce que depuis trois décennies les opérateurs s’approvisionnent au sein d’un marché mondialisé. Ce processus rend possible l’interopérabilité de la téléphonie mobile, d’autant que la communication internationale représente une nécessité cruciale, tant pour les entreprises que pour les individus. Les fabricants de smartphones se situent au cœur des industries innovantes et le smartphone constitue un produit conçu pour le marché mondial. Dans la mesure où les progrès techniques se cumulent et s’échangent, ces firmes sont obligées de créer des produits techniquement toujours meilleurs. Dans cette logique, l’utilisation même non autorisée de certaines techniques brevetées s’avère nécessaire, voire obligatoire.

Analyse

Selon Marcel Mauss, la technologie, discipline qui étudie les techniques, forme une part non négligeable de la sociologie. Autrement dit, aborder le sujet de l’industrie du smartphone dans le cadre des Relations internationales n’a pas pour objectif principal d’énumérer les performances économiques et l’avancement de l’innovation réalisés par ces firmes. En revanche, il est important de comprendre comment les changements rapides et intenses issus du secteur transforment notre société en profondeur. En effet, le smartphone n’est pas seulement un outil de communication. Tout comme le premier mobile classique, il est d’abord un symbole de réussite sociale, comme en témoigne le succès des premiers terminaux Blackberry détenus par une clientèle business. Mais le mode de vie de la classe supérieure se répand tôt ou tard aux autres couches de la société, et le prix toujours moins élevé des produits électroniques de consommation, contribue à démocratiser le smartphone. En outre, les réseaux sociaux et les applications façonnent une nouvelle demande car les utilisateurs ont désormais besoin d’être connectés en permanence et de partager avec le monde extérieur.

Si le marché mondial des smartphones se caractérise par un oligopole composé d’une poignée de firmes transnationales, c’est parce qu’il est difficile d’y entrer sans un grand portefeuille de brevets et d’importantes ressources juridiques. La concurrence reste rythmée par les résultats de vente publiés tous les trimestres sous forme de parts de marché. Puisque le marché mondial ne cesse de s’étendre, les acteurs qui ne pénètrent pas de nouveaux marchés ou ne maintiennent pas leurs acquis sont vite condamnés à régresser, d’autant que leurs mauvaises perspectives pourraient entraîner très vite une baisse de leur capitalisation boursière. Sans compter que le cycle de vie des produits informatiques ne cesse de se réduire, tandis que le coût d’investissements en R&D ne cesse d’augmenter. Par conséquent, les firmes en difficulté peuvent difficilement sortir de ce cercle vicieux pendant que les firmes en position dominante en profitent pour renforcer leurs ventes. C’est pour cette raison que la Commission européenne rappelle à Samsung qu’il lui faut concéder des licences pour ses brevets jugés essentiels en tant que standard d’industrie. Cependant, les brevets opposés par Apple à Samsung n’affectent pas a priori les fonctions des terminaux. Cela explique pourquoi Samsung se retrouve plus souvent en mauvaise posture devant les juridictions.

Si les attaques judiciaires des fabricants de smartphones demeurent virulentes, n’oublions pas que ceux-ci négocient aussi sans cesse en dehors des tribunaux. En novembre 2012, à la surprise générale, Apple et HTC ont par exemple conclu un accord mettant un terme aux procédures en justice ouvertes en mars 2010, ainsi qu’un accord de licence croisé d’une durée de dix ans leur permettant de se partager les brevets existants et à venir. En fait, affaiblie par les procès, la firme taïwanaise n’est plus la cible d’Apple. Ayant été longtemps partenaire de Google et Microsoft, HTC devient à présent surtout un allié de circonstance pour Apple.

Il est clair que la guerre des brevets persistera entre Samsung et Apple tant que ces firmes se maintiendront en position dominante sur le marché. Paradoxalement, le véritable enjeu ne réside pas dans les brevets en question mais bien plutôt dans les stratégies entrepreneuriales de ces fabricants de smartphones et dans l’absence d’un arbitrage sur le plan mondial.

Références

Commission européenne, « Abus de position dominante: la Commission adresse une communication des griefs à Samsung pour utilisation abusive possible de brevets essentiels liés à une norme de téléphonie mobile », Communiqué de presse, 21 déc. 2012, à l’adresse web : http://europa.eu/rapid/press-release_IP-12-1448_fr.htm [28 déc. 2012]
Elias Norbert, La Dynamique de l’Occident, trad., Paris, 1975.
Le Monde, « Samsung condamné à verser plus d’un milliard de dollars à Apple », 25 août 2012, à l’adresse web: http://www.lemonde.fr/technologies/article/2012/08/25/guerre-des-brevets-apple-remporte-une-victoire-ecrasante-contre-samsung_175 0814_651865.html [28 déc. 2012]
Mauss Marcel, Techniques, technologies et civilisation, Paris, PUF, 2012.
Musso Pierre, Les Télécommunications, Paris, La Découverte, 2008. Coll. Repères.
Roseau James N., Sign J. P. (Ed.), Informations Technologies and Global Politics, The Changing Scope of Power and Governance, Albany, State University of New York Press, 2002.
Strange Susan, The Retreat of the State. The Diffusion of Power in the World Economy, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.