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PAC 126 – La haute mer victime de la criminalité transnationale Le naufrage du braconnier Thunder, Sao Tomé et Principe, 6 avril 2015

Par Valérie Le Brenne

Passage au crible n° 126

Naufrage ThunderSource: Sea Shepherd

Le 6 avril 2015, le Thunder a coulé dans les eaux de Sao Tomé et Principe. Accusé de pêche illégale, non déclarée et non réglementée (INN) et soupçonné de trafic d’êtres humains, ce navire battant pavillon nigérian faisait l’objet d’une notice mauve d’Interpol depuis 2003. Le capitaine du Bob Barker – un vaisseau de Sea Shepherd lancé à la poursuite du braconnier depuis plus de cent jours – a aussitôt déclaré qu’il s’agissait d’un sabordage délibéré.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
Depuis décembre 2003, les pays membres d’Interpol ont été régulièrement sollicités par l’organisation dans le cadre de la notice émise contre le Thunder. Plus particulièrement, l’Australie, la Norvège, la Nouvelle Zélande ont demandé que les autorités communiquent toute information concernant sa « localisation, ses activités, les personnes et les réseaux le possédant et sur ceux qui profitent de ses activités illégales » .
Construit en Norvège en 1969, ce vaisseau – qui mesurait plus de soixante et un mètres de longueur – a été repéré sous six noms différents entre 1986 et 2013 : Arctic Ranger, Rubin, Typhoon I, Wuhan N°4, Kuko et Thunder. En outre, il a simultanément battu plus de sept pavillons : Royaume-Uni, Saint-Vincent-et-les-Grenadines, Seychelles, Belize, Togo, Mongolie et Nigeria. Pour les bateaux impliqués dans des activités illicites, ces incessantes modifications visent à échapper à la surveillance des ORGP (Organisations régionales de gestion des pêches). Accusé de pêcher illégalement la légine – un poisson qui vit dans les profondeurs des mers australes et dont la chair, très appréciée des pays asiatiques, se vend à des prix extrêmement élevés –, le Thunder figure également dans la liste des contrebandiers signalés par la CCAMLR (Commission for the Conservation of Antarctic Marine Living Resource).
Soucieuse de préserver cette espèce, l’ONG Sea Shepherd – une organisation qui inter-vient en faveur de la protection des ressources halieutiques – a lancé, en septembre dernier, l’Opération Icefish. Pour ce faire, deux bateaux ont été armés afin de traquer les braconniers. Durant plus de cent jours, le Bob Barker a donc poursuivi le Thunder afin de l’intercepter. Simultanément, les militants ont récupéré des filets abandonnés qui contenaient plus de sept cent légines et d’autres animaux morts.
Tandis que le premier a bénéficié d’un ravitaillement à la fin du mois de mars, le Thunder s’est, quant à lui, trouvé à court de vivres et de carburant. Dans l’incapacité d’accoster et limité par ailleurs dans ses possibilités de transbordement, le capitaine aurait donc vraisemblablement décidé de couler son propre vaisseau dans le but de détruire toute preuve à charge. Selon le communiqué de presse publié par Sea Shepherd, ce dernier aurait ainsi maintenu les vannes ouvertes pour accélérer la voie d’eau et vider les cales.

Cadrage théorique
1. Une criminalité transnationale. Héritée du res communis romain, la liberté de circulation et d’exploitation constitue la règle fondamentale en haute mer. Hors des eaux territoriales, les navires ne sont soumis qu’aux lois de l’État qui les enregistre. Cependant, la transformation du régime d’immatriculation décidée après la Deuxième Guerre mondiale pour faciliter le transport maritime, a favorisé l’apparition des pavillons de complaisance. Ce faisant, les braconniers parviennent à se soustraire aux réglementations imposées par les ORGP. Étant donné la forte valeur marchande des espèces de poisson les plus vulnérables, ceux-ci peuvent donc compter sur une rente de monopole qui garantit la pérennité de leurs activités criminelles.

2. L’émergence d’une autorité hors souveraineté. Le déficit de dispositifs coercitifs incite certains acteurs hors souveraineté à déployer leurs propres moyens de contrôle. Ainsi, assiste t-on à une convergence croissante entre organisations internationales et acteurs privés en vue de lut-ter contre la pêche illégale.

Analyse
En 1982, la signature à Montego Bay de la Convention internationale sur le droit de la mer a marqué un tournant majeur dans la juridiction maritime. En codifiant des pratiques coutumières, le texte a notamment institué le principe des ZEE (Zones Économiques Exclusives) qui accorde, à tout État la revendiquant, une souveraineté sur un espace de deux cents milles marins. La convention a également créé le Tribunal international du droit de la mer auquel il in-combe de juger les contentieux induits par la délimitation de ces zones.
Pourtant, les négociations menées entre les puissances maritimes et les nouveaux États côtiers n’ont pas abouti à la création d’un statut clair pour la haute mer. Contrairement aux fonds marins qu’aucun État n’est autorisé à s’approprier, les eaux sus-jacentes demeurent libres de circulation et d’exploitation. Seules les ORGP interviennent dans la gestion des ressources halieutiques. Mais bien qu’elles instaurent des quotas et adoptent des mesures techniques, ces organisations internationales ne disposent que de faibles moyens de surveillance et de contrôle.
Dans un contexte marqué par l’intensification des captures mondiales, ce régime n’a donc guère suffi à enrayer les pratiques illicites. De plus, la raréfaction de plusieurs espèces participe à l’augmentation de leur valeur, en particulier dans les circuits illégaux. L’ampleur des risques réduisant de facto le nombre d’acteurs susceptibles de se livrer à ce type de braconnage, les contrebandiers bénéficient d’une rente de monopole qui rend ce commerce très lucratif.
Durant les années quatre-vingt-dix, l’augmentation des captures INN de légine a conduit la CCAMLR à adopter un ensemble de dispositifs contraignants pour les flottes pêchant dans ses eaux. Six fois supérieures aux volumes autorisés, ces prises ont gravement mis en péril les stocks, tout en affectant l’activité des pêcheurs respectueux des réglementations en vigueur. Si l’instauration de TAC (Totaux admissibles de capture) et l’obligation d’embarquer un observateur à bord ont réduit ce phénomène, de multiples navires pirates continuent cependant de prélever dans ces écosystèmes vulnérables. Comme ils battent plusieurs pavillons et ne respectent pas les règles en matière de signalisation par satellite, ces derniers se situent hors du contrôle des autorités concernées. De surcroît, ils réalisent leurs campagnes dans plusieurs régions océaniques, ce qui rend les opérations pour les appréhender particulièrement complexes.
Dans ces conditions, plusieurs ONG intervenant en faveur de la préservation des ressources marines se sont impliquées dans la lutte contre la pêche illégale. À l’instar des méthodes employées par Greenpeace, Sea Shepherd a développé un répertoire d’action spectaculaire qui consiste à traquer les navires afin de les empêcher de poser leurs filets. Bien que certaines de ces opérations restent sujettes à caution – le fondateur de Sea Shepherd, Paul Watson, demeure sous le coup d’un mandat d’arrêt international d’Interpol sur demande du Costa Rica –, leur portée participe toutefois à la construction d’un capital de légitimité. Dans le cadre de son programme Scale, Interpol a par exemple noué un partenariat avec la fondation américaine PEW en vue de lutter contre cette criminalité transnationale. Ainsi, assiste-t-on actuellement en matière d’expertise à un processus de convergence entre acteurs privés et organisations internationales.

Références
OCDE, Pourquoi la pêche pirate perdure. Les ressorts économiques de la pêche illégale, non déclarée et non réglementée, Paris, OCDE, 2006.
Revue internationale et stratégique (Éd.), Mers et océans, 95 (3), 2014, 206 p.
Strange Susan, Le Retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, [1996], trad., Paris, Temps Présent, 2011.