PAC 123 – Sony à l’épreuve d’un monde post-international L’interview qui tue ! et les cyber-attaques nord-coréennes

Par Alexandre Bohas

Passage au crible n°123

HackerSource: Wikimedia

Sony qui vient de tourner et produire L’interview qui tue !, a été récemment menacée de connaître des attentats. En effet, ce film tourne en ridicule le régime nord-coréen et se termine par l’assassinat de l’actuel président, Kim Jon. Auparavant, les systèmes informatiques de la firme avaient subi des attaques et des informations confidentielles en sa possession avaient été divulguées. Pour l’heure, elle a renoncé à projeter en salles cette production.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Les studios Sony – connus sous le nom de Columbia-Tristar avant leur rachat par la firme nippone – ont produit, en 2014, une comédie satirique sur le régime nord-coréen, réalisée par Seth Rogen et Evan Goldberg. Ce long métrage raconte l’histoire de deux journalistes qui, après avoir obtenu un entretien avec l’actuel dictateur, reçoivent pour mission de l’assassiner. Ne devant sortir qu’à l’automne, il a entraîné, dès le mois de juin 2014, la réprobation de la Corée du Nord qui a menacé de lancer des actions « impitoyables » contre les États-Unis.

Au mois de novembre, les systèmes informatiques de Sony Pictures Entertainment ont été piratés par des hackers autoproclamés, Les Gardiens de la paix. Or, selon le FBI, ce dernier entretiendrait des liens avec la Corée du Nord. Cette incursion s’est traduite par des révélations portant sur les prochaines productions de la major, les rémunérations de ses principaux dirigeants ainsi que le contenu de leurs correspondances via internet. Ce groupe a en outre menacé d’attaques terroristes les salles de cinéma où serait diffusé le film. A la suite de ces avertissements entraînant l’annulation de sa programmation dans de nombreuses sociétés d’exploitation cinématographique, le studio a lui-même suspendu sa sortie en salles et a opté pour un lancement limité en ligne. De nombreuses critiques ont été formulées à l’encontre de cette décision, dont celle du Président Barak Obama.

Cadrage théorique

1. L’avènement d’une ère post-internationale. Traversé par des tendances contradictoires d’intégration et de fragmentation, le monde est sorti de l’ère interétatique consacrée par les traités de Westphalie, signés en 1648. Il se caractérise désormais par des acteurs multiples, des identités superposées et des loyautés fragmentées. Aussi doit-il être envisagé de manière large, tel que l’ont fait James Rosenau, Yale Ferguson et Richard Mansbach, en utilisant les concepts de polities et d’espaces de pouvoir.

2. Une économie politique de la culture. Fondé sur l’inséparabilité du culturel et du social, ce nouveau domaine de recherche contribue à enrichir l’analyse des relations internationales car il intègre les aspects sémiotiques et idéologiques des phénomènes transnationaux. Dans cette approche, les représentations collectives reflètent la société dans laquelle elles sont observées, tout en participant à sa production. De cette façon, l’analyse de la culture implique de saisir les processus de diffusion massive et d’appropriation symbolique, qui forment un enjeu essentiel pour tout acteur de la scène mondiale.

Analyse

Gouvernée d’une main de fer et de manière quasi autarcique, la Corée du Nord peut craindre, malgré sa maîtrise des moyens de diffusion et de télécommunications, que cette comédie satirique crée des désordres internes. En outre, si ce film connaît un succès international, il contribuera à façonner mondialement les représentations collectives de nombreux pays, bien au-delà des États-Unis, véhiculant notamment une image caricaturale et peu valorisante du pays. Notons d’ailleurs, que son régime a lui aussi utilisé le cinéma comme moyen de propagande et de rayonnement. Rappelons à cet égard que Kim Jong Il, le père de l’actuel leader, avait initié de grandes productions cinématographiques dont plusieurs avaient connu un succès limité – comme Souls Protest (2000) – hors du territoire.

L’ère numérique met aujourd’hui en lumière et exacerbe ces conflits déjà existants. A l’instar du réseau acéphale et non-étatique Anonymous, les États, qu’ils soient autoritaires ou démocratiques, connaissent ou pratiquent des cyber-attaques, en recourant parfois même aux services de hackers professionnels. La Corée du Nord détiendrait en la matière une unité d’élite de 3 000 experts. En l’occurrence, ces interventions peuvent viser des organisations privées, – de grands organes de presse – mais aussi des serveurs intranet d’administrations, comme celui du Département d’État, nuisant ainsi de façons multiples à l’entité visée. Il peut alors s’agir de paralyser son activité, de ruiner sa réputation et/ou d’accéder à des documents secrets, afin de la pénaliser économiquement, symboliquement et politiquement.

Dans le cas de Sony, outre le manque à gagner du film L’interview qui tue !, produit mais non commercialisé dans les salles, ces opérations ont rendu publiques des données confidentielles ainsi que des échanges d’emails entre grands responsables de l’entreprise. Or, ceux-ci se révèlent tour à tour racistes, peu scrupuleux ou méprisants dans leur correspondance. Ajoutons que cette attaque intervient alors que Sony sort tout juste d’un piratage massif de son réseau Playstation. Nous sommes donc bien loin des conflits interétatiques traditionnels opposant deux armées sur un champ de bataille, sur lesquels les théoriciens réalistes concentrent leurs analyses.

Au contraire, nous assistons ici à une confrontation qui oppose une major hollywoodienne – opérant à l’échelle mondiale et appuyée par Washington – à un groupe criminel soupçonné d’être soutenu par la Corée du Nord. Ce choc asymétrique voit l’une des plus grandes entreprises du cinéma mondial se soumettre, contre l’avis du gouvernement de son pays, au chantage d’activistes inconnus, exploitant la peur d’éventuels attentats qui seraient perpétrés dans les salles de cinéma. Nous assistons ainsi à un désordre, une « turbulence » –selon les mots de Rosenau – au terme de laquelle quelques individus réussissent à déstabiliser un géant américain au chiffre d’affaires annuel de 8 milliards de dollars. Ceci montre bien que les relations internationales ont désormais perdu leur caractère interétatique.

Références

Best Jacqueline et Paterson Matthew (eds.), Cultural Political Economy, London, Routledge, 2010.
Ferguson Yale, Mansbach Richard, A World of Polities. Essays on Global Politics, Abingdon: Routledge, 2008.
Rosenau James N., Turbulence in World Politics: A Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.
Sum Ngai-Lim, Jessop Bob, Towards A Cultural Political Economy. Putting Culture in its Place in Political Economy, Cheltenham, E. Elgar Publishing, 2013.

PAC 85 – Le script dramatique de la Corée du Nord Le troisième test nucléaire de la Corée du Nord, 12 fév. 2013

Par Thomas Lindemann

Passage au crible n°85

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La Corée du Nord vient de procéder, ce 12 février 2013, à un nouvel essai nucléaire. Il s’agit du troisième après ceux de 2006 et de 2009. L’ONU annonce une réunion d’urgence du Conseil de sécurité.

Le 12 décembre 2012, ce pays avait déjà lancé un missile, en présentant l’opération comme le lancement d’un simple satellite. Ce tir avait été sanctionné par le Conseil de sécurité des Nations unies. Le 25 janvier 2013, la Corée du Nord avait même menacé la Corée du Sud d’une attaque militaire si cette dernière se joignait aux sanctions économiques de l’ONU. Bien que les mesures – le gel des avoirs de certains de ses ressortissants et de ses firmes présentes à l’étranger – aient été modérées à la demande de la Chine, les réactions nord-coréennes ont été très violentes.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Aidée par l’Union soviétique, la Corée du Nord est apparue après la Deuxième Guerre mondiale dans l’opposition à l’ancien occupant japonais. Puis, son régime s’est émancipé progressivement de ses protecteurs soviétiques et chinois et a développé un système politique aussi fermé qu’autonome. Idéologiquement isolé, le régime nord-coréen a provoqué au cours des décennies suivantes de multiples crises internationales. En outre, les manœuvres militaires sud-coréennes à proximité des côtes nord-coréennes ont été à l’origine de la confrontation militaire limitée entre les deux États qui s’est déroulée en décembre 2010.

Cadrage théorique

Pour les approches dites constructivistes, l’intérêt d’un acteur n’existe pas en soi, mais il est plutôt façonné par des croyances collectives qui se construisent dans les interactions. S’agissant des dirigeants nord-coréens, c’est en grande partie la défense d’un script dramatique qui explique leur action héroïque. En l’occurrence, ce terme de script dramatique désigne une croyance affichée en une supériorité nord-coréenne face à la scène internationale. Cette présentation grandiose du soi (E. Goffman) demeure cependant fragile car tout intervenant menace en permanence potentiellement ce récit. L’écart entre l’image revendiquée par les responsables politiques nord-coréens et l’image renvoyée par la scène mondiale est toujours susceptible d’inspirer des actions spectaculaires destinées à confirmer ce script. Le script dramatique comporte les éléments suivants :
1. La distribution des caractères. Plus la présentation de soi repose sur une légitimité charismatique et surdimensionnée et plus les décideurs politiques doivent prendre des risques sur le plan international pour prouver leur caractère exceptionnel. En outre, plus la narration officielle s’appuie sur l’imaginaire d’innocents agressés – habituellement les villageois, les personnes âgées, les femmes et les enfants – et plus les options pacifiques peuvent être facilement écartées comme lâches. Enfin, une narration dans laquelle certains protagonistes sont systématiquement réifiés et définis comme « lâches, agressifs, insensibles », sera plus volontiers susceptible de légitimer une vengeance.
2. Les séquences dramatiques. Plus l’histoire nationale est présentée de manière victimaire sous l’angle d’une simple séquence : agression (impérialisme japonais, impérialisme américain), souffrance (par exemple « les femmes de confort »), riposte (guérilla, autarcie) et, plus la violence paraît justifiée. Enfin, plus la force militaire est montrée dans le script dramatique comme banale, nécessaire ou même glorieuse et plus sa légitimité sera aisément étayée. Des dirigeants politiques peuvent s’engager dans une politique conflictuelle dès lors que des étrangers déstabilisent ce script dramatique car une telle fragilisation produit chez les décideurs une perte de légitimité et des atteintes à l’estime de soi.

Analyse

L’idéologie officielle du Juche (sujet) est moins liée à l’ambition dominatrice qui s’exprime dans les relations internationales qu’à l’idée suivant laquelle la Corée du Nord doit se préserver de toute influence étrangère (le terme chaju désigne l’indépendance). Son caractère figé rend la Corée du Nord sujette à toute remise en question extérieure. Rappelons quelques exemples qui en témoignent: les téléphones portables sont uniquement autorisés dans ce pays depuis 2008 et les communications avec l’extérieur sont impossibles. Par ailleurs, tout nous porte à croire que l’agressivité nord-coréenne provient aussi du souci de se prémunir contre toute contagion idéologique. Ainsi, trois simples sapins de Noël placés près de la frontière ont-ils provoqué à eux seuls de vives tensions entre les deux Corées en décembre 2011. La dynastie Kim n’est-elle pas présentée comme une famille de dieux laïques divinisée par le père fondateur Kim-Jong-il et sa femme héroïque Kim Jong Suk ? À ce titre, le calendrier nord-coréen commence avec l’année de sa naissance. Mais la grandeur du pouvoir se retrouve aussi matérialisée dans l’architecture comme en témoigne la tour de Juche qui mesure 150 mètres et est supplantée par une torche illuminée de 20 mètres éclairant Pyongyang. Dans la même logique, le stade du 1er mai possède une capacité d’accueil de 150 000 spectateurs, ce qui en fait le plus grand du monde. Cette présentation hubristique de soi importe pour comprendre les provocations nord-coréennes car le nouveau leader Kim-Jong-Un a besoin de prouver sa filiation divine auprès de l’élite et de sa population. Le lancement du missile du 12 décembre 2012 et ce troisième essai nucléaire du 12 février 2013 doivent par conséquent être compris sous l’aspect d’une mise en scène virile de soi. Alors que le lancement d’Ariane est habituellement filmé à partir d’une certaine distance, celui de la Corée du Nord est capté de très près, illustrant de ce fait plus facilement sa puissance. De même, la vitesse annoncée de ce missile était-elle clairement trop importante pour être conforme aux lois de la gravitation. Enfin, le troisième est revendiqué immédiatement de manière spectaculaire et provocatrice car dans la vision du monde nord-coréen, les autres se présentent comme des agresseurs immuables. Les ennemis sont définis de manière abstraite comme impérialistes ou dominateurs. Le critère de cette qualification continue d’être celui de classe sociale. Après le lancement du missile et dès l’adoption des sanctions onusiennes, l’appareil militaire avait donc annoncé des essais multiples et un test nucléaire d’un plus haut niveau : autant de décisions dirigées contre les États-Unis, ennemis désignés de la Corée du Nord.

Si la violence est officiellement condamnée dans ce pays, elle y est aussi banalisée. Les parades militaires sont nombreuses et spectaculaires d’autant plus que ses forces militaires forment, avec 1,2 million de soldats, la quatrième armée du monde. Les discours de ses dirigeants laissent à penser que le tabou du recours à l’arme nucléaire est loin d’être intériorisé et leur vision reste clairement instrumentale. Ainsi, le chef des forces armées Ri Yong-Ho a-t-il promis en 2010 d’utiliser l’arme nucléaire « si les impérialistes et leurs disciples empiètent un tant soit peu sur la souveraineté et la dignité du pays ».

Pour des raisons tenant à l’hubris narcissique et au culte de la force, il demeure donc difficile de dissuader les dirigeants nord-coréens même si leurs ambitions s’avèrent avant tout nationales. La capacité d’endiguer l’agressivité de la Corée du Nord dépendra finalement de la stratégie plus ou moins fine qui sera déployée contre elle.

Références

Cha Victor, The Impossible State. North Korea, Past and Future, New York, Ecco, 2013.
Goffman Erving, La Mise en scène de la vie quotidienne, 2 vol., trad., Paris Minuit, 1973.
Goffman Erving, Les Rites d’interaction, trad., Paris, Minuit, 1974.
Miller Steven E., Sagan Scott D., “Nuclear Power Without Nuclear Proliferation”?”, Daedalus, 138 (4), Fall 2009, pp. 7-18.
Lindemann Thomas, Causes of War. The Struggle for Recognition, ECPR, Colchester, 2011.
Lukacz Georg, Théorie du roman, Paris, Gallimard, 1968.
Narushige Michishita, North Korea’s Military-Diplomatic Campaigns, 1966-2008, Londres, Routledge, 2013.

PAC 55 – La mise au ban de la Corée du Nord La mort du président Kim Jong-Il

Par Thomas Lindemann

Passage au crible n°55

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La mort du président Kim Jong-Il et sa succession probable par un triumvirat conduit par son fils Kim Jong-Un soulèvent de nouveau la question des options disponibles pour apaiser et transformer le régime nord-coréen. Les premières déclarations des chancelleries occidentales suggèrent que nos dirigeants sont avant tout soucieux de montrer leur détermination à résister à tout projet d’agression nord-coréenne. Certains envisagent même d’encourager un printemps coréen en écartant un peu vite le potentiel militaire considérable de cette Sparte asiatique. Et pourtant, au-delà des questions morales, tout indique que ce régime n’est pas une puissance remettant en cause le statu quo territorial. L’histoire récente démontre que la renonciation à ces postures offensives demeure possible si l’on prend davantage en compte la dimension symbolique des aspirations d’un régime en quête de reconnaissance.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

La Corée du Nord s’est engagée dans une confrontation armée en 1950 contre son voisin du sud. Lors de cette guerre, le général américain Mc Arthur envisagea le recours aux armes nucléaires tactiques. L’armistice a été établi en 1953 sans traité de paix autour du 38e parallèle. Depuis cette date, plusieurs escarmouches ont eu lieu sans provoquer d’affrontement armé majeur. Plus récemment, au mois du mars 2010, la Corée du Nord a été accusée du naufrage de la corvette sud-coréenne Cheonan. À la suite de cette affaire, le pays a été sanctionné et mis au ban de la scène mondiale. Puis, le bombardement nord-coréen de l’île de Yeonpyeong – située à l’ouest de la péninsule et proche de la ligne de démarcation maritime (contestée le 23 novembre 2010) – a rappelé de nouveau la situation fragile entre les deux Corées. Le nouveau leader Kim Jong-Un vient de promettre que la Corée du Sud serait punie pour son comportement irrespectueux lors des funérailles de Kim Jong-Il. Quant aux ambitions nucléaires, la Corée du Nord a depuis 1993 défié le traité de non-prolifération nucléaire à de multiples reprises. L’accord cadre de 1994 et celui de Pékin datant de 2007 l’ont conduite à renoncer provisoirement à l’arme nucléaire en échange de concessions économiques et d’une certaine reconnaissance diplomatique. Toutefois, en mai 2009, elle a procédé à un deuxième essai nucléaire qui fait suite à celui de 2006. Aujourd’hui, les négociations sont dans l’impasse.

Cadrage théorique

1. Les approches traditionnelles dites de choix rationnel considèrent le plus souvent que les crises sont résolues de manière pacifique lorsque les bénéfices matériels nets de la paix sont supérieurs aux bénéfices matériels nets de la guerre. Les théoriciens réalistes mettent en avant l’importance des coûts sécuritaires dans l’équation coûts/gains. Dans cette logique, plus les menaces militaires adressées par les États-Unis à la Corée du Nord sont à la fois importantes et crédibles, plus la Corée du Nord devrait être incitée à se comporter de manière pacifique et à renoncer à ses projets nucléaires. D’autres analystes d’inspiration plus libérale, mettent, pour leur part, en avant l’utilité des sanctions économiques pour prévenir le comportement déviant d’un État.

2. Mais en fait une politique de fermeté est loin d’être suffisante et même contre-productive si elle menace la survie d’un régime ou induit des menaces publiques perçues comme humiliantes. Dans une optique plus constructiviste, il nous semble donc que les acteurs nord-coréens sont aussi soucieux de confirmer une certaine image d’eux-mêmes sur la scène politique. Ainsi, l’inclusion diplomatique – les récompenses symboliques – pourrait-elle être déterminante dans l’apaisement de ce conflit. A contrario, la stigmatisation d’un État risque d’entraîner sa radicalisation car les identités des acteurs se forment et se transforment dans les interactions.

Analyse

Toute analyse de la situation nord-coréenne soulève deux questions : les ambitions de ces dirigeants sont-elles compatibles avec le statu quo territorial et pour quelles raisons les décideurs nord-coréens s’engagent-ils dans une politique au bord de l’abîme ?

Avant tout, malgré les rhétoriques fanfaronnes des dirigeants nord-coréens, peu d’indices militent en faveur d’une politique d’expansion territoriale car la légitimité de la dynastie Kim reposant sur sa divinisation est avant tout interne. En outre, depuis 1953, l’Etat nord-coréen s’est davantage illustré par la recherche d’une certaine autarcie que par des entreprises belliqueuses. Une très hypothétique conquête de la Corée du Sud ne serait pas payante pour les leaders nord-coréens. Comment pourraient-ils en effet imposer aux Coréens du Sud qui bénéficient d’un niveau de vie comparable à celui de l’Espagne un État authentiquement totalitaire ?

Toute porte à croire que le régime nord-coréen exploite le dossier nucléaire en vue d’une meilleure reconnaissance. Se pose alors le problème de la légitimité d’un régime qui peine à subvenir aux besoins les plus élémentaires de sa population. En outre, il est connu que les autorités nord-coréennes se sont estimées profondément offensées par leur inclusion dans l’axe du mal en 2002. George Bush avait même qualifié le régime nord-coréen de « détestable pygmée » en allusion à la petite taille de Kim Jong-Il. Lorsque le leader nord-coréen lance un satellite dans l’atmosphère avec les chansons révolutionnaires le jour de l’indépendance américaine en 2009, le message semble clair : « Nous allons vous forcer à la reconnaissance par les armes ».

Face à de tels acteurs, des menaces, des sanctions et des déclarations irrespectueuses pourraient en revanche conduire à un durcissement du régime. Elles pourraient tout autant renforcer la légitimité interne du régime nord-coréen en faisant passer les opposants pour des traîtres à la solde des Américains. Elles pourraient aussi conduire à une escalade militaire. Le bilan de cette politique de fermeté apparaît négatif. Le président sud-coréen Lee Myung-bak a mis fin à la « politique de soleil » de son prédécesseur en initiant des manœuvres militaires proches de la ligne de démarcation. Or, cet isolement diplomatique n’a pas pris fin avec l’arrivée au pouvoir de l’administration Obama. Cette dernière a misé au contraire sur la « patience stratégique » et prôné une politique d’ouverture préalablement conditionnée par des preuves de la bonne volonté nord-coréenne. Pire encore, le président sud-coréen Lee a implicitement annoncé le 15 août 2010 la disparition imminente du régime nord-coréen en proposant à ses concitoyens l’introduction d’un nouvel impôt destiné à préparer l’unification des deux nations.

Dans ce contexte, il convient d’analyser le bombardement nord-coréen de l’île de Yeonpyeong de décembre 2010 comme résultant principalement de craintes existentielles plutôt que comme la manifestation d’une politique impériale.

Références

Braud, Philippe, L’Émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2006.
Lindemann, Thomas, Sauver la face, sauver la paix, sociologie constructiviste des crises internationales, Paris, L’Harmattan, 2010. Collection Chaos International.
Wendt, Alexander, Social Theory of International Politics, Cambridge University Press, 1999.

PAC 27 – Le complexe obsidional de la Corée du Nord Après le naufrage du navire sud-coréen le Cheonan, le 26 mars 2010

Par Daniel Bourmaud

Passage au crible n°27

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La tension observée dans la péninsule coréenne depuis le début de l’année 2010 a connu un brutal regain avec le naufrage d’une corvette sud-coréenne qui a fait 46 morts, le 26 mars 2010. En l’occurrence, Séoul a accusé Pyongyang d’avoir délibérément torpillé son navire Cheonan. Aux sanctions économiques et commerciales brandies par le président sud-coréen, la Corée du Nord a répondu en rompant toutes ses relations avec son voisin du sud, en procédant à de nouvelles manœuvres militaires et en renforçant son arsenal nucléaire dès la fin du mois de juin.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Cette tension s’inscrit dans une histoire longue de plus d’un demi-siècle ; la guerre de Corée ayant officialisé la coupure entre les deux territoires situés de part et d’autre du 38e parallèle. Après trois ans de combats entre 1950 et 1953 – les plus meurtriers du XXe siècle, à l’exception des deux guerres mondiales –, le conflit s’est achevé par la signature non pas d’un traité de paix mais d’un armistice, dit de Pan mun jon.

Après avoir été pour l’essentiel marquées par le statu quo pendant la Guerre froide, les relations intercoréennes sont entrées dans une nouvelle phase, avec leur admission à l’ONU en 1991 et la conclusion d’un pacte de non-agression. S’est alors ouverte une ère de rapprochement, de sunshine policy – symbolisée notamment par la mise en place de bureaux de liaison, une aide économique du sud en faveur du nord, des rencontres entre les familles séparées – dont l’emblème reste l’ouverture d’une zone économique spéciale à Kaesong. Toutefois, la décision du président Bush d’inscrire, en 2002, la Corée du Nord dans l’Axe du mal a renforcé son syndrome obsidional. Son acceptation du multilatéralisme, dans le cadre du groupe des Six – États-Unis, Chine, les deux Corées, Japon, Russie – et le recours à la menace nucléaire illustré par le retrait du TNP (Traité de Non Prolifération), a par la suite alterné avec une stratégie isolationniste.

Cadrage théorique

La théorie constructiviste paraît particulièrement appropriée pour saisir les dynamiques politiques et sociales à l’œuvre car selon Alexander Wendt, l’identité des acteurs constitue une variable puissamment explicative. Une approche psychologique du politique permet aussi de mieux appréhender la façon dont se noue un conflit et d’éclairer les représentations que les acteurs se font de leurs propres intérêts.

Deux configurations permettent de restituer la complexité de ce processus. Tout d’abord, la dévalorisation de soi peut être vécue comme une humiliation dont il convient de se défaire par une contre-action. Mais le protagoniste peut également, comme l’écrit Philippe Braud « instrumentaliser certaines atteintes à sa dignité » pour endosser la posture de la victime et « s’autoriser des actions de légitime défense qui sont en réalité belliqueuses ».

Analyse

Dans une répartition westernisée des rôles, Pyongyang incarne à merveille le méchant. En effet, les pays occidentaux voient dans la Corée du Nord la quintessence de la duplicité. Ses atermoiements et ses stratégies dilatoires sont d’autant plus brutalement ressenties que ce pays revendique explicitement le droit à disposer de l’arme suprême, le feu nucléaire. Cette orientation comporte cependant un angle mort, en occultant la vision que la Corée du Nord se fait d’elle-même et la façon dont elle conçoit son rapport à autrui.

Une identité menacée et blessée. Sa fierté identitaire puise ses racines dans l’histoire ancienne et glorieuse de l’État de Kokouryo (277 av. J.-C. à 676 ap. J.-C.), qui s’étendait jusqu’en Chine, et dont Pyongyang était la capitale. Aujourd’hui encore, elle revendique l’héritage de cet État qui a unifié la Corée du Xe au XIVe siècle. Source de fierté, cette histoire glorieuse a été néanmoins plusieurs fois menacée, qu’il s’agisse au XIXe siècle des pays occidentaux, de la colonisation japonaise, de 1905 à 1945 ou bien encore de la domination impériale des États-Unis lors de la guerre de Corée.

Qualifier ce pays de dernier État stalinien de la planète le conforte dans son sentiment obsidional. Les précautions d’usage à l’égard de la Corée du Nord n’ont actuellement plus cours, mais leur absence s’avère en fait contreproductive. En l’assimilant à un État voyou, les États-Unis qui recourent en réalité à des catégories morales lui infligent un affront aussi blessant que leur présence militaire en Corée du Sud. L’exigence de Pyongyang de ne plus figurer sur cette liste, jugée infamante, vise alors non seulement à échapper aux sanctions afférentes, mais également à reconquérir une fierté bafouée.

Une identité instrumentalisée. Pour les dirigeants nord-coréens, une posture de victimisation constitue à l’évidence un instrument puissant de mobilisation et de consolidation. En l’espèce, le recours à la violence physique vient en réponse à une violence symbolique dont ils s’estiment victimes.

Une telle analyse déroge certes aux approches les plus répandues. Elle peut même apparaître comme une provocation, tant le régime nord-coréen semble cumuler les propriétés d’un pouvoir dangereux avec un caractère aussi dictatorial que fantasque et une systématisation de la coercition. Toutefois, la dimension identitaire reste in fine déterminante. On comprend mieux ainsi pourquoi Andrei Lankov – l’un des spécialistes les plus avertis sur la question coréenne – en vient à prôner non plus des sanctions, c’est-à-dire la force, mais un lent travail de persuasion de l’opinion nord-coréenne.

Références

Braud Philippe, L’Émotion en politique, Paris, Presses de Sciences Po, 1996.
Braud Philippe, « La Violence symbolique dans les relations internationales », Association Française de Science Politique, Congrès de Toulouse, Table ronde 6, 2007.
Lankov Andrei, “Changing North Korea, An information Campaign can Beat the Regime”, Foreign Affairs, 88 (6), Nov.-Dec. 2009, pp. 95-105.
Lindemann Thomas, Sauver la face, sauver la paix. Sociologie constructiviste des crises internationales, Paris, L’Harmattan, 2010. Coll. Chaos International.
Wendt Alexander, Social Theory of International Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1999.