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PAC 90 – Volkswagen ou le triomphe du Made in Germany La permanence paradoxale des identités nationales dans la mondialisation

Par Alexandre Bohas

Passage au crible n°90

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Par son expansion continue et ses résultats exceptionnels, le groupe Volkswagen fait figure d’exception dans le secteur occidental de l’automobile qui traverse une crise sans précédent. En outre, il symbolise la puissance de l’industrie allemande autant qu’il bénéficie de la réputation de cette dernière. Aussi apparaît-il crucial de mettre en exergue les schèmes de pensée natio-centrés dans les économies mondialisées.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Fondée en 1936, cette entreprise ne prend son essor qu’après-guerre à la faveur du succès de la Coccinelle qui reste pendant longtemps le seul modèle fabriqué. À partir des années 70, elle engage une diversification de sa production avec la Golf, la Polo et la Passat qui se sont établies aujourd’hui en référence au sein de leurs segments respectifs.

En soixante ans, elle est parvenue à la troisième place du palmarès des constructeurs mondiaux — derrière Toyota et General Motors — avec un chiffre d’affaires de 192,7 milliards d’euros en 2012 et un bénéfice net de 21,7 milliards. Elle détient un portefeuille de marques prestigieuses telles qu’Audi, Porsche, Bugatti et Bentley ce qui permet à ses ventes annuelles de s’élever à 9 millions d’automobiles dont 7,4 signées VW 1. Elle s’est implantée en Amérique latine et en Asie, notamment en Chine où ses parts de marché avoisinent les 21% 2, tandis qu’elle s’est même imposée dans le pré carré des géants américains, aux États-Unis. De manière parallèle, ses modes de production se sont mondialisés, comptant 100 sites de fabrication dans 27 pays. L’objectif de la compagnie implantée à Wolfsburg consiste, à présent, à vendre en 2018, 10 millions de véhicules afin de devenir numéro 1 mondial.

Cadrage théorique

L’hystérésis de représentations natio-centrées. Défini par Pierre Bourdieu comme « la rémanence […] des cas où les dispositions fonctionnent à contretemps et où les pratiques sont manifestement inadaptées aux conditions présentes » 3, cet effet renvoie à la persistance de savoirs nationaux comme matrice d’appréciation et de perception. Ils sont dépassés par l’existence de dynamiques transnationales qui ébranlent l’approche classique de nations autonomes et particulières. Tenant compte de l’inertie de ces consciences, les firmes fondent leur force sur ces conceptions obsolètes alors qu’elles ont adopté des modèles globalisés de conception, de production et de distribution. Il s’agira donc d’observer les pratiques anomiques qui résultent de cette inadaptation.

L’avènement du « capitalisme artiste » 4. Dans la lignée des penseurs postmodernistes, de nombreux auteurs ont mis en lumière l’intégration des logiques économiques et artistiques sous l’effet d’une consommation de biens et de services empreints de dimensions créatives et narratives. Ce phénomène correspond aux attentes d’acheteurs avides d’« esthétisation de la vie quotidienne » . Ainsi convient-il de prendre en considération cette dimension nouvelle des sociétés contemporaines, sans pour autant porter un jugement systématiquement négatif.

Analyse

Le maintien de références nationales pour désigner des productions élaborées et fabriquées sur le plan mondial peut susciter l’étonnement, d’autant plus qu’elles sont entretenues à travers les politiques de marketing des firmes multinationales. Depuis quelques années, la marque Volkswagen a choisi pour signature internationale « Das Auto »– comme si l’origine allemande pour ces biens restait gage de qualité – tandis qu’elle se réfère directement au prestige de la technologie germanique (die deutsche Qualität). Sa stratégie apparaît particulièrement emblématique de l’élaboration de référents sectoriels. Elle résulte d’une politique conservatrice en matière de design et de naming en vue de l’édification de modèles-phares, tandis qu’elle veille à se distinguer par une sobriété des formes et une réputation de fiabilité soigneusement préservée. À titre illustratif, la légendaire Golf n’a que lentement évolué sur ces plans depuis les années soixante-dix tandis qu’elle a parallèlement adopté un positionnement haut de gamme marqué par l’intégration de nouvelles technologies et un souci quasi obsessionnel du détail de conception.

À la fin du siècle dernier, le label Made in Germany a été apposé sur les produits venus d’Allemagne par les autorités britanniques. Comptant sur le réflexe patriotique de la population, ces dernières escomptaient une baisse de ces importations. Il n’en fut rien. Cet étiquetage est devenu pour les consommateurs un repère et une raison supplémentaire de se les procurer. De manière analogue, le Made in France reste la plus haute distinction dans les domaines de la grande cuisine, du luxe et de la haute couture. En termes économiques, ces symboliques se traduisent par un surcroît de valeur et donc de profits, tandis qu’elles pèsent considérablement sur l’acte d’achat. Ainsi démontrent-elles un avantage compétitif d’ordre purement culturel.

Observons que, dans leurs secteurs respectifs, ces discours nationaux parviennent à une reconnaissance mondiale à l’heure postmoderne où les dimensions culturelles, sociales et symboliques deviennent clés pour se démarquer, dans des marchés saturés. De manière paradoxale, les automobiles les plus populaires du groupe Volkswagen se caractérisent par des prix élevés et une identité germanique fortement affirmée. À l’inverse, Seat et Skoda, récentes acquisitions de la firme établie à Wolfsburg, et le reste des constructeurs occidentaux subissent de plein fou une crise et une banalisation accrue : étant dépourvus d’imaginaires attractifs, ils entrent en rivalité avec les productions à bas coût provenant de pays émergents.

Enfin, cette rémanence natio-centrée, atavisme d’une époque révolue, contribue à expliquer les phénomènes contemporains d’anomie. Leur permanence engendre des comportements inadaptés à une réalité économique et sociale en mutation qui transforme les modes de vie et de production. Ainsi permettent-ils de comprendre les résistances face à la résolution des questions environnementales, l’échec de la Commission européenne à faire prévaloir l’intérêt général de l’Union ou bien encore l’accroissement des tensions identitaires entre communautés « sous la pression irrésistible d’une planète qui se resserre ».

Retenons l’attractivité continue des biens allemands qui repose, à l’échelle mondiale, sur la résilience et le développement de représentations et de symboliques. Ces dernières résultent de schèmes profonds de perception, d’appréciation et d’action inadaptés à la sphère mondiale. Hérités d’une histoire longue, ils se révèlent peu en accord avec un monde en transformation.

Références

Bourdieu Pierre, Le Sens pratique, Paris, Éditions de minuit, 1980, pp. 104-105.
DeJean Joan, The Essence of Style. How the French Invented High Fashion, Fine Food, Chic Cafés, Style, Sophistication and Glamour, New York, Free Press, 2006.
Duval Guillaume, Made in Germany. Le modèle allemand au-delà des mythes, Paris, Seuil, 2013.
Featherstone Mike, Consumer Culture and Postmodernism, Londres, Sage, 1991, p. 71.
Laroche Josepha, La Brutalisation du monde. Du retrait des États à la décivilisation, Montréal, Liber, 2012.
« Le Grand Bond en avant de Volkswagen et ses résultats vertigineux », Le Point.fr, 14 mars 2013.
Lipovestky Gilles, Serroy Jean, L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013.
Normand Jean-Michel, « Les vaches sacrées se portent bien », Le Monde, 15 fév. 2013.
Volkswagen A.G., Experience D[r]iversity, Rapport annuel 2012, disponible sur le site web suivant : www.volkswagenag.com.

1 . Volkswagen A.G., Experience D[r]iversity, Rapport annuel 2012, disponible sur le site web : www.volkswagenag.com, p. 105.
2 . Ibid., p. 125.
3 . Cf., Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Éditions de minuit, 1980, pp. 104-105.
4 . Cf., Gilles Lipovestky, Jean Serroy, L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste, Paris, Gallimard, 2013, p. 37 sq.
5 . Mike Featherstone, Consumer Culture and Postmodernism, Londres, Sage, 1991, p. 71.