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PAC 51 – La désacralisation du monopole diplomatique des États La comparution du soldat américain Manning devant la justice militaire, le 16 décembre 2011

Par Josepha Laroche

Passage au crible n°51

Bradley ManningSource: Wikipedia

Le 16 décembre 2011, le soldat américain Bradley Manning a comparu devant la justice militaire à Fort Meade dans le Maryland. Il est soupçonné d’avoir fourni à WikiLeaks entre novembre 2009 et mai 2010, des documents de l’armée américaine concernant les guerres en Irak et en Afghanistan. Il aurait également téléchargé et transmis 260 000 câbles diplomatiques émanant du Département d’État. Ces notes impliquant de très nombreux pays ainsi que des personnalités politiques et militaires. Cette taupe présumée est par conséquent accusée de « collusion avec l’ennemi », « diffusion de renseignements militaires », « publication sur Internet de renseignements en sachant qu’ils seront accessibles à l’ennemi » ainsi que de « fraude et violation du règlement militaire ».

Agé de 23 ans, Bradley Manning, qui est en prison depuis juillet 2010, jouit d’une importante couverture médiatique et bénéficie de soutiens parmi la population américaine, notamment dans les milieux pacifistes. Sa défense a dénoncé d’emblée la partialité du tribunal. Elle a demandé alors au procureur militaire de se récuser mais elle n’a pas été suivie. L’audience préliminaire doit durer 5 jours. Au cours de cette comparution, il ne s’agit pas de déterminer si le soldat est coupable ou innocent, la juridiction va uniquement passer en revue les accusations qui le visent. Les enquêteurs devront simplement dire s’ils se prononcent pour qu’une cour martiale se saisisse ensuite de l’affaire. En tout état de cause, le procès ne devrait donc pas se tenir avant le printemps 2012. Cependant, le jeune inculpé risque une condamnation à la perpétuité.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Bénéficiaire présumé de ces fuites et donc indirectement partie prenante de cette affaire, le site web WikiLeaks a été créé en décembre 2006. Il divulgue depuis, de manière anonyme, non identifiable et sécurisée, des informations confidentielles à caractère politique, social, économique et militaire. Il entend ainsi œuvrer en faveur d’une transparence qu’il souhaiterait planétaire. Selon son fondateur, Julian Assange, les sources que reçoit son réseau sont soumises pour analyses, commentaires et enrichissements « à l’examen d’une communauté planétaire d’éditeurs, relecteurs et correcteurs wiki bien informés » ; son objectif à long terme étant de devenir ainsi « l’organe de renseignements le plus puissant au monde ». Ce projet conjugué au savoir-faire de Bradley Manning – analyste du renseignement en Irak – a été d’emblée perçue par l’administration américaine comme relevant purement et simplement de la conspiration.

Cadrage théorique

Retenons deux lignes de force :

1. Remise en cause de la dichotomie sacré/profane au fondement des États

La puissance étatique s’est construite sur la loi des monopoles comme l’a bien établi Norbert Elias, autrement dit sur un principe d’exclusion. Or, Bradley Manning et le site WikiLeaks ont frontalement remis en cause le monopole diplomatique en transgressant tous les interdits qui s’attachent à l’espace étatique. On ne s’étonnera pas dans ces conditions que les chefs d’État et de gouvernements aient multiplié les déclarations de réprobation, d’hostilité et qu’ils aient même décidé de criminaliser le dossier.

2. Violation de la loi du secret

Le dialogue et la négociation interétatiques ne sauraient s’épanouir sans une part de secret. En fait, la diplomatie cache autant qu’elle montre. Depuis des siècles, sont ainsi dissimulées les correspondances avec les agents de la puissance publique et les instructions qu’ils reçoivent de ses plus hauts représentants. Aussi, qu’il s’agisse de simples lettres ou de missives plus confidentielles, les documents sont systématiquement chiffrés selon des codes très élaborés. En l’occurrence, cette loi est une technique et une forme d’action politique attribuant de la valeur à une information qui n’en aurait pas nécessairement si elle restait tout simplement accessible. C’est avant tout l’interdit qui la rend précieuse ; c’est l’interdit qui protège le monopole et sanctuarise ainsi l’État. Ce faisant, le secret doit s’analyser comme un attribut essentiel de la puissance régalienne qui confère à ses détenteurs un privilège et une distinction les plaçant en position d’exception. Autrement dit, c’est tout cet ordonnancement multiséculaire que Bradley Manning a violé et désacralisé en révélant au monde entier des données constitutives du secret d’État.

Analyse

Pendant plus de trois siècles, la politique mondiale a été fondée sur un système d’États souverains qui ne reconnaissaient aucune autorité comme leur étant supérieure. Pendant plus de trois siècles, ces États ont réglé leurs conflits par la guerre ou la diplomatie. Mais avec la fin de la Guerre froide nous avons assisté à une nouvelle distribution du pouvoir à l’échelle mondiale et cet ordre interétatique et hiérarchique qui avait prévalu jusqu’ici, s’est trouvé irrémédiablement bouleversé. Les États ont dès lors cessé d’être des acteurs prépondérants au point que leurs systèmes d’alliances, qui avaient caractérisé jusqu’ici l’ordre international, ont été affaiblis. L’affaire Bradley Manning/Wikileaks apparaît à cet égard emblématique car elle montre bien que le monde des États est aujourd’hui concurrencé par un univers polycentrique et complexe constitué d’intervenants non-étatiques. Ces « acteurs hors souveraineté » (Rosenau), très diversifiés apparaissent plus autonomes et bien souvent en concurrence les uns avec les autres. Bref, ces forces sous-jacentes se montrent parfois capables de bénéficier de cette réattribution de l’autorité.
Dans ce contexte, on voit également que la mondialisation de l’information et la révolution numérique n’ont pas seulement révolutionné le modèle éditorial et économique de la presse dans le monde entier, elles ont tout autant subverti profondément la structure étatique. En effet, les notions classiques de territoire, de souveraineté, d’autorité étatique et de monopole diplomatique cèdent à présent le pas devant l’émergence de solidarités extra-étatiques et transnationales. Désormais, les acteurs étatiques doivent compter avec l’ensemble, parfois subversif, de protagonistes non-étatiques comme les journalistes, les associations, les groupes informels émanant des réseaux sociaux, voire de simples skillful individuals comme Manning qui, au nom d’une certaine conception de la démocratie, de la cyber citoyenneté, de la liberté ou même pour éprouver la prouesse informatique d’un super geek, ont recours à Internet pour faire avancer leur cause et tenter de la préserver de tout droit de regard étatique.

Références

Elias Norbert, La Dynamique de l’Occident, trad., Paris, 1975.
http://www.guardian.co.uk/world/blog/2010/dec/03/julian-assange-wikileaks
http://www.wikileaks.ch/
http://www.cbsnews.com/8301-504803_162-20029950-10391709.html?tag=contentMain;contentBody
Rosenau James N., Turbulence in World Politics: a Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.
Simmel Georg, Secret et sociétés secrètes, [1908], trad., Paris, Circé, 1991.
Strayer Joseph, Les Origines médiévales de l’État moderne, trad., Paris, Payot, 1979.