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Mondialisation du principe de précaution vs souverainetés nationales L’éruption volcanique du 14 avril 2010

Par Yves Poirmeur
Passage au crible n°26

Le 14 avril 2010 le volcan islandais Eyjafjöll entre en éruption. Un nuage de cendres abrasives menaçant le fonctionnement des réacteurs des avions, se forme et descend peu à peu sur l’Europe. Pour écarter tout risque d’accident, les autorités aéroportuaires britanniques et irlandaises puis norvégiennes, suédoises, belges, hollandaises, luxembourgeoises, allemandes et françaises interrompent le trafic aérien sur tout ou partie de leur territoire. Pendant la semaine de paralysie, 100 000 vols sont annulés, lésant 8 millions de passagers, ainsi que le fret aérien. Le coût pour l’économie mondiale aurait été de 5 milliards de dollars dont 2,6 pour l’Europe avec notamment 260 millions de dollars rien que pour la France. S’agissant des compagnies aériennes, elles auraient perdu 188 millions de dollars. Quant aux tours opérateurs et aux agences de voyages, leurs pertes s’élèveraient respectivement à 31 et 40 millions de dollars.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Indispensable précaution ou prévention ? Le danger des nuages de poussières volcaniques pour les aéronefs est bien connu. Fondé sur deux cas de chute vertigineuse d’aéronefs traversant les nuages de poussières rejetés sur l’Indonésie par le volcan Gallunggung (avion British Airways en 1982) et sur l’Alaska par le volcan Redoubt (avion KLM en 1989, avec 500 passagers à bord, dont les réacteurs avaient pu heureusement redémarrer) ainsi que sur les dommages subis par une vingtaine d’autres appareils, dont le coût de réparation s’était chiffré en millions de dollars, les normes de sécurité aérienne excluent toute prise de risque. Sur les indications fournies par les centres de conseil sur les cendres volcaniques installées auprès des services de météorologies (en Europe, le VAAC (Volcanic Ash Advisory Center) de Londres et le Centre d’observation des cendres volcaniques de Toulouse), les avions doivent contourner les nuages de cendre et être détournés vers un autre aéroport, lorsque celui de leur destination est rendu inaccessible. L’application, pour la première fois, de cette règle à une des zones de circulation aérienne la plus dense au monde – l’aéroport de Londres Heathrow reçoit 1300 vols quotidiens, celui de Roissy Charles de Gaulle accueille 83 millions de passagers par an – témoigne de la mondialisation des principes de précaution et de prévention comme de ses limites. La crise qui en a résulté représente aussi un analyseur des contradictions croissantes de la transnationalisation économique et de la fragmentation politique du monde.

Cadrage théorique

1. Mondialisation du principe de précaution/prévention. Moins que le principe de précaution couramment évoqué au cours de la crise, c’est le principe de prévention qui a été en réalité appliqué. En effet, de manière générale, le principe de précaution s’applique aux hypothèses dans lesquelles la réalisation d’un dommage grave et irréversible – bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques – pourrait intervenir. Il commande de mettre en œuvre des procédures d’évaluation des risques et l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. En l’espèce, les risques étaient avérés par des précédents comme par exemple des accidents évités de justesse, des coûts élevés de réparation ou encore des dommages subis par les appareils entrés dans de tels nuages. L’interruption du trafic aérien décidée par les autorités relevait donc de la prévention car il s’agissait d’éviter de faire courir aux passagers un réel danger.
2. Transnationalisation économique et fragmentation politique. Cette crise n’a pas été le seul résultat d’un phénomène naturel. Elle a aussi été favorisée par l’éclatement politique de la régulation aérienne. De même, elle a été amplifiée par les logiques économiques des entreprises du secteur aérien et plus largement par la mondialisation des échanges qui, en unifiant le monde, rend les économies extrêmement dépendantes du bon fonctionnement des systèmes de transport et de communication.

Analyse

Dans cette affaire, plusieurs éléments concourent à rapprocher les principes de précaution et de prévention : d’une part, l’incertitude sur la localisation exacte du nuage déplacé par le vent, d’autre part, l’insuffisance des connaissances scientifiques quant aux seuils de concentration en poussières à partir desquels la sécurité des avions serait menacée ; enfin, l’absence d’instruments efficaces capables de mesurer ces concentrations dans les différentes zones aériennes. Pour limiter les conséquences économiques de la fermeture du trafic aérien, il fallait analyser le risque cartographié grâce au modèle mathématique des météorologues. Mais cela n’a guère donné d’information sur la densité du nuage. En l’occurrence, c’est de façon simplement empirique – envoi d’avions d’essai dans les différents corridors aériens – que la gravité et la variabilité du risque a été testée par les compagnies aériennes, en liaison avec les autorités de régulation. Le conseil des ministres des transports européens a finalement distingué trois zones de risque en fonction de la concentration de l’air en cendres : 1) dans la zone de haut risque, le trafic a été interdit, 2) dans celle de risque moyen, il pouvait être autorisé par chaque État, 3) dans celle de faible risque, il restait ouvert. Dans une telle configuration d’acteurs, nul n’avait certes intérêt – à commencer par les compagnies aériennes et les régulateurs – à risquer de voir un avion s’abîmer ou même connaître un simple incident, compte tenu de la défiance généralisée à l’égard du transport aérien que cela aurait provoqué. Cependant, la révision des recommandations de sécurité, intervenue sans qu’un nouveau dispositif technique d’appréciation des risques n’ait été mis en place, révèle la fragilité de l’exigence de prudence dans un secteur d’activité essentiel au fonctionnement des sociétés en interdépendances économiques.

Plusieurs facteurs ont contribué à aggraver la crise et à compliquer sa résolution. Tout d’abord le mode de régulation de l’espace aérien européen apparaît largement irrationnel. En effet, au lieu d’être découpé en espaces fonctionnels, il est divisé en espaces nationaux suivant les frontières étatiques, ce qui complexifie d’autant la circulation dans cette zone de grand trafic en y multipliant les goulets d’étranglement. De plus, au lieu d’être confiée à un superviseur européen exclusif, afin d’optimiser la circulation aérienne, la régulation est assurée par des organismes nationaux auxquels se superpose le régulateur européen, Eurocontrol. Ensuite les modèles économiques adoptés par les compagnies aériennes et les sociétés aéroportuaires accentuent les conséquences de toute fermeture, même partielle, de l’espace aérien. Organisées en réseaux centralisant le trafic aérien sur quelques hubs grâce auxquels elles optimisent le remplissage de leurs avions, les grandes compagnies se retrouvent très affectées par tout blocage de ces plateformes. Quant aux entreprises à bas coûts, celles dont la rentabilité repose sur une rotation continue de leurs avions à partir de petits aéroports qu’elles relient en étoile, tout risque d’interruption du circuit les conduit à préférer l’annulation préventive de tous leurs vols, plutôt que de subir les conséquences financières d’une prise en charge de passagers bloqués. Enfin, la division et la spécialisation mondiale du travail, ainsi que le développement des flux transnationaux – de marchandises, de services, de touristes –, accroissent rapidement les conséquences économiques de tout arrêt inopiné de la circulation aérienne sur une zone de fort trafic. En définitive, plus s’intensifie la mondialisation, plus les régulations nationales se révèlent inadaptées et plus les pressions sont alors fortes, dans les secteurs stratégiques assurant la circulation des flux, pour limiter l’application du principe de prévention à ce qui serait strictement nécessaire.

Références

Gérald Bronner, Étienne Géhin, L’Inquiétant principe de précaution, Paris, PUF, 2010.
Marie-Anne Frison-Roche (Éd.), Les Risques de régulation, Paris, Presses de Sciences Po et Dalloz, 2005.
Philippe Kourilsky, Geneviève Viney, Le Principe de précaution : rapport au premier ministre, Odile Jacob, La Documentation française, 2000.
Daniel Gaïa, Pascal Nouvel, Sécurité et compagnies aériennes, Éditions du Puits Fleuri, 2006.
Institut Pierre Simon Laplace (Université de Versailles Saint-Quentin), LATMOS, « Suivi des émissions de cendres du volcan islandais Eyjafjöll » 20/04/2010. Site Internet easa.europa.eu.