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PAC 62 – L’hybridité des juridictions pénales dans la lutte contre l’impunité La condamnation à perpétuité du Khmer rouge, Dutch, le 3 février 2012

Par Yves Poirmeur
Passage au crible n°62

Pixabay

Le 3 février 2012, le Khmer rouge Kaing Guek Eav, dit Dutch, a été condamné en appel à la prison à perpétuité pour crimes contre l’humanité, violations graves des conventions de Genève, homicide et torture par les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens. Dans les années soixante-dix, il avait dirigé à Phnom Penh le Centre de détention secret S 21. Ce jugement aggrave la peine de 35 ans de réclusion prononcée en première instance et annule les réparations qui avaient été accordées à l’intéressé pour sa détention illégale par le tribunal militaire cambodgien entre 1999 et 2007. Cette sanction s’avère bien tardive car elle intervient plus de trente ans après la mort entre 1975 et 1979 d’au moins 12 272 personnes dans la prison placée sous la responsabilité de Dutch. Elle apparaît cependant exemplaire et marque un progrès dans la lutte contre l’impunité des auteurs de crimes internationaux les plus graves.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
La création des Chambres extraordinaires chargée de juger les hauts dirigeants du Kampuchéa et les plus hauts responsables du génocide qui a fait près de deux millions de victimes est devenue possible au terme d’une évolution des rapports de force politique particulièrement chaotique. Les Accords de Paris (1991) avaient d’abord privilégié la réconciliation nationale et prévu l’intégration des Khmers rouges à la vie politique, plutôt que leur traduction en justice. C’est après l’échec de ce processus, qui s’est achevé avec la « mise hors la-loi de la clique du Kampuchéa démocratique » (Loi du 7 juillet 1994), le ralliement au pouvoir d’un de leurs chefs (Ieng Sary) gracié par le roi, et la condamnation de Pol Pot par sa propre armée (juin 1997) que le gouvernement cambodgien, en quête de légitimité internationale, a sollicité l’aide de l’ONU pour juger les dirigeants Khmers rouges. Cette demande a été acceptée par l’Assemblée générale des Nations Unies (Résolution 52/135 du 12 décembre 1997). La création d’un troisième TPI aux côtés de ceux déjà institués par le Conseil de sécurité pour juger les responsables des violations du droit international humanitaire en Yougoslavie (TPIY, 1993) et du génocide au Rwanda (TPIR, 1994) n’avait pas les faveurs du gouvernement cambodgien qui souhaitait conserver le contrôle de sa justice pénale pour des raisons de sécurité nationale et avait déjà, à cet effet, promulgué une loi instituant des Chambres extraordinaires (10 juin 2001). Outre qu’elle se heurtait aussi à l’opposition de la Chine et aux réticences des États à devoir financer un tribunal international supplémentaire, elle ne pouvait pas trouver de fondement juridique dans l’existence d’une menace contre la paix et la sécurité (Charte, art. 41), en raison de l’ancienneté des crimes concernés.

Cadrage théorique
1. Une justice négociée. A la différence des Tribunaux Pénaux Internationaux créés unilatéralement par le Conseil de sécurité (Chapitre VII), les juridictions pénales internationalisées reposent sur un fondement contractuel. Supposant l’existence d’un État avec lequel l’ONU peut négocier la mise en place de juridictions pénales spécialisées dans la répression de crimes internationaux étroitement circonscrits, l’accord bilatéral fixe, selon le cas, les règles de : 1) leur création, 2) leur fonctionnement, 3) leur financement et 4) détermine les droits et les obligations respectives des contractants. La négociation présente l’inconvénient d’être lente, mais elle offre l’avantage d’amener l’État à souscrire un ensemble d’obligations substantielles concernant le fonctionnement de la juridiction et les règles de droit pénal. Elle applique ces dernières en imposant des critères de justice élevés en échange de l’aide internationale et de la légitimité qu’en l’espèce, elle confère.
2. L’internationalisation des juridictions pénales nationales. Les Chambres extraordinaires relèvent du système judiciaire cambodgien. Toutefois, l’ONU reste étroitement associée à leur administration et à leur fonctionnement. L’organisation prend en charge la majeure partie de leurs dépenses et intervient dans la désignation de certains de leurs membres, ce qui en fait des juridictions mixtes.

Analyse
C’est à l’issue d’un très long processus de négociation mené entre le Cambodge et le Secrétaire général de l’ONU qu’un accord bilatéral sur les modalités de la coopération internationale pour, « la poursuite, conformément au droit cambodgien, des auteurs des crimes commis pendant la période du Kampuchéa démocratique » a été signé le 6 juin 2003. Fruit d’un compromis, cette justice internationalisée se caractérise fondamentalement par une mixité, génératrice d’ambiguïtés. Ceci apparaît tout d’abord dans la composition et l’administration des Chambres extraordinaires qui sont gérées par un Bureau d’administration comprenant un directeur cambodgien et un directeur-adjoint désigné par l’ONU. Elles sont constituées d’un Tribunal d’instance de cinq juges, trois cambodgiens et deux étrangers et d’une Chambre d’appel de la Cour suprême de sept membres, quatre cambodgiens et trois étrangers. Les enquêtes et les poursuites relèvent respectivement de deux juges d’instruction et de deux procureurs dont l’un est cambodgien et l’autre étranger .Les juges et les procureurs sont désignés par décret royal. Le juge d’instruction, le procureur et les juges internationaux sont respectivement choisis par le Conseil suprême de la magistrature sur trois listes établies par le Secrétaire général de l’ONU. Bien que les juges internationaux soient minoritaires et n’assurent la présidence d’aucun organe de jugement, les décisions ne peuvent être prises sans l’aval d’au moins l’un d’entre eux, puisqu’elles sont rendues à la majorité qualifiée de quatre juges en première instance et de cinq en appel. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent jamais imposer leur jugement sans l’appui d’au moins deux juges cambodgiens, ce qui laisse planer des doutes sur l’indépendance de ces juridictions, sur la nomination desquelles, les autorités nationales gardent la mainmise. Enfin, une chambre préliminaire tranche les désaccords éventuels entre les procureurs ou les juges d’instruction.
Cette hybridité tient aussi au droit qu’appliquent ces juridictions. Elles sont non seulement compétentes pour connaître des crimes de génocides, crimes contre l’humanité et des crimes de guerres tels que les définit le droit pénal international, mais aussi, à titre subsidiaire, d’infractions de droit commun prévues par le Code pénal cambodgien de 1956 auquel la loi qui les a instituées (art. 3) se réfère, notamment l’homicide, la torture et les persécutions religieuses. En raison de la limitation de leur compétence rationae personae aux seuls « hauts dirigeants » et « hauts responsables », cette extension des incriminations revêt l’avantage de permettre des poursuites contre eux lorsque les éléments constitutifs des crimes internationaux ne sont pas réunis. Mais c’est au prix d’une modification des règles de prescription établies au moment de la commission des faits, ce qui cadre mal avec le principe de non rétroactivité de la loi pénale. Quant à la procédure pénale suivie, elle relève du droit processuel cambodgien, sous réserve qu’il se conforme aux principes du droit international, spécialement aux règles du droit à un procès équitable.
Si la condamnation de Dutch témoigne de l’indéniable intérêt du mécanisme des juridictions internationalisées pour lutter contre les crimes internationaux les plus graves, les modalités de l’institutionnalisation des Chambres extraordinaires révèlent la capacité du politique à laisser une large place à l’impunité.

Références

Boyle David, Lengrand Julie, « Le retrait des négociations pour un tribunal mixte au Cambodge », Actualité et droit international, mars 2002 ; Ung Boun-Hor «Le drame cambodgien : des victimes en quête de justice », in : Gaboriau Simone, Pauliat Hélène (Éds.), La Justice pénale internationale, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 2002.

Martineau Anne-Charlotte, Les Juridictions pénales internationalisées. Un nouveau modèle de justice hybride ?, Paris, Pedone, 2007 ;