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PAC 158 – La Gambie en crise De la souveraineté formelle aux ingérences multiples

Par Philippe Hugon
Passage au crible n° 158

Wikipédia

Petit pays peuplé de deux millions d’habitants, la Gambie reste largement méconnue. Elle fait actuellement la une de l’actualité avec l’élection le 2 décembre 2016 d’Adama Barrow adversaire politique de Yayah Jammeh. Cet État a oscillé durant un mois et demi entre le maintien au pouvoir par la force de l’ancien Président, son départ négocié par la CEDEAO (Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest) et un affrontement militaire avec le Sénégal, aidé par les troupes de la CEDEAO.
Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
Ancienne colonie britannique, la Gambie se présente comme un territoire enclavé au sein du Sénégal avec une bande de cinq à dix kilomètres de part et d’autre des deux rives du fleuve. Comptoir portugais pour le trafic des esclaves et comptoir commercial du Royaume-Uni à partir de 1723, il devient une colonie de la couronne en 1843, avant de prendre le statut de protectorat britannique en 1894. Enfin, la Gambie accède tardivement à l’indépendance en 1965. Son économie se structure depuis autour de l’agriculture, du tourisme et plus encore de la contrebande associée aux trafics avec le Sénégal.
Le lieutenant Yayah Jammeh a fomenté un coup d’État le 22 juillet 1994. Cette opération lui a permis d’accaparer les richesses de son pays, de maintenir l’ordre par la violence (service de sécurité omniprésent, tortures, exécutions, presse muselée) et d’afficher des positions anti-occidentales. En 2015, la Gambie est ainsi devenue une république islamique. Elle a alors quitté le Commonwealth, introduit l’arabe comme langue nationale et rompu avec Taïwan en novembre 2013. Puis, elle a expulsé la représentante de l’Union européenne en juin 2016 parce qu’elle défendait les droits de l’homme et des minorités. Les sanctions infligées en retour par l’Occident – à commencer par Londres et Washington – ont conduit à la signature d’un accord militaire avec la Russie en septembre 2016. Dans cette logique, d’autres conventions militaires ont été signées avec le Pakistan, la Turquie ou la Mauritanie.
Mais contre toute attente, les élections de décembre 2016 ont entériné le triomphe de l’homme d’affaires Adama Barrow, vainqueur avec 45,5% de Yayah Jammeh battu après n’avoir obtenu que 36,6%. Depuis vingt-deux ans, ce dernier dirigeait d’une main de fer le pays et briguait un cinquième mandat. Après avoir accepté sa défaite, il a finalement fait volte-face. Pour ce faire, il a mobilisé son armée, recruté des mercenaires au Liberia et des rebelle en Casamance. Dans le même temps, il a exercé un recours auprès de la Cour suprême. Cette crise électorale a accéléré l’émigration et réduit le tourisme. La CEDEAO ainsi que le Sénégal se sont mobilisés en associant la négociation à l’intervention militaire. Quant à l’Union africaine et aux Nations unies, elles ont appelé au respect du vote. Le chef d’état-major de l’armée gambienne a finalement rallié le nouveau président. Le 19 janvier, date d’expiration du mandat de Yayah Jammeh, Adama Barrow a prêté serment à l’ambassade de Gambie au Sénégal. Après une négociation menée par Alpha Condé président de Guinée et du Mauritanien Abdel Aziz, Yayah Jammeh a pu bénéficier de l’immunité et conserver tous ses biens. Il a quitté la Gambie pour la Guinée Equatoriale. L’armée de la CEDEAO a assuré l’ordre dans la capitale, Banjul, ce qui a permis le retour d’Adama Barrow.

Cadrage théorique
1. Les interdépendances asymétriques entre la Gambie et le Sénégal. L’héritage de frontières arbitraires explique les tensions endémiques avec le Sénégal. Certes, la Gambie est perçue comme appartenant à la même aire socio culturelle ; mais elle est tout autant présentée comme un obstacle à la souveraineté du Sénégal, en termes géographique, militaire et économique. Quant à la Gambie, elle redoute la domination du Sénégal.

2. Les jeux des puissances régionales et internationales. La gestion des événements survenus en Gambie constitue un des rares succès de la CEDEAO. Par ailleurs, elle met en relief les rapports de force existant entre les organisations régionales et internationales.

Analyse
La situation actuelle de la Gambie révèle les relations asymétriques territoriales, économiques, militaires, politiques existant depuis l’origine entre la Gambie et le Sénégal. Pour ce dernier, la Gambie menace sa souveraineté nationale et son intégrité territoriale. En effet, sur le plan économique, la contrebande d’un pays libre-échangiste inquiète les secteurs protégés du Sénégal. Sur le plan sécuritaire, rappelons que la Gambie a soutenu le mouvement autonomiste de la Casamance, en conflit avec le pouvoir central depuis 1982. Enfin, sur le plan socioculturel, le Sénégal appartient – comme la Gambie – principalement au monde wolof avec pour chacun des minorités diolas. L’histoire coloniale a également forgé des référents nationalistes forts, provoquant de nombreux incidents entre Gambiens et Sénégalais (1969, 1971, 1974).
La Sénégambie a été, entre 1982 et 1989, une confédération d’États où chacun a conservé sa souveraineté, tout en bénéficiant d’une unification économique, monétaire et militaire. Cependant cette forme d’organisation juridico-institutionnelle a été perçue par les Gambiens comme le vecteur d’une hégémonie exercée au seul profit du Sénégal. L’affrontement probable entre les armées sénégalaise et gambienne n’a toutefois pas eu lieu. Mais l’évolution de la crise gambienne dépend des formes de coopération ou de confrontation qui pourront s’établir à l’avenir entre le Sénégal et la Gambie. D’autant plus que le contrôle de la contrebande remet en cause les intérêts des grandes familles gambiennes et le revenu des populations. Dès lors, les militaires diolas sont toujours susceptibles d’entrer en dissidence.
L’issue de ces désordres démontre également le rôle positif que les organisations régionales ont joué. En effet, auparavant, la CEDEAO a été historiquement dans l’impossibilité d’intervenir efficacement sur le plan militaire, exception faite de l’ECOMOG au Liberia et en Sierra Leone contre Charles Taylor. Sous la pression du président Muhammadu Buhari au Nigeria, d’Helene Johnson-Sirleaf, présidente du Liberia et de Macky Sall au Sénégal, cette instance a fait montre d’une capacité de négociation, puis de mobilisation de l’ECOMIB, une armée de 600 hommes. La négociation et l’impunité accordée à Yayah Barrow a été, en revanche, assurée par des proches de l’ancien Président guinéen, Alpha Condé, et du président Haut Conseil d’État mauritanien, Mohamed Ould Abdel Aziz. Ce départ est conforme à la position de l’Union Africaine qui entend que les anciens Présidents africains restent protégés, notamment contre des actions engagées par la CPI (Cour Pénale Internationale).
Le départ de Yayah Jammeh répond aux intérêts de l’Union européenne. Le Royaume-Uni et les Etats-Unis sont intervenus pour que le scrutin soit respecté. Quant à la Chine et à la Russie, elles se sont abstenues. Pour sa part, la Russie pouvait espérer un appui militaire sur la côte atlantique. S’agissant de la Chine, elle est devenue un allié depuis que la Gambie a rompu avec Taiwan. Dans sa résolution 2337, le Conseil de sécurité a voté à l’unanimité en faveur d’un transfert de pouvoir qui serait pacifique et ordonné et avec des forces de sécurité qui resteraient en retenue.
Bien qu’Adama Barrow ait su unifier les oppositions dispersées, le devenir de la Gambie demeure incertain. Si le contrôle de la contrebande et l’ouverture des frontières paraissent prévisibles, des manœuvres de Jammeh restent toujours possibles. Celui-ci pourrait toujours s’appuyer sur les hommes d’affaires qui risquent de perdre leurs prébendes et sur les militaires diolas ainsi que les rebelles de Casamance. Or à ce jour, la Gambie semble plus faible que jamais car les caisses de l’État – largement pillées – sont vides. Autant dire que les troupes de la CEDEAO (ECOMIB) sous commandement sénégalais risquent par conséquent d’être présentes pour une durée indéterminée.

Références
Hugon Philippe, Afriques-Entre puissance et vulnérabilité, Paris, Armand Colin, 21016.
Human Rights Watch, Gambie Etat de la peur, rapport 2015.
Roussy Caroline, La Construction de la frontière sénégalo-gambienne : territoires, territorialités, identités, Thèse histoire, Université Paris I, 2015.