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PAC 143 – L’OMC dans l’impasse du multilatéralisme La dixième conférence interministérielle, Nairobi, 15-19 déc. 2015

Par Valérie Le Brenne
Passage au crible n° 143

Organisation mondiale du commerceSource: Flickr – World Trade Organization

Du 15 au 19 décembre 2015 s’est tenue à Nairobi, au Kenya, la dixième conférence interministérielle de l’OMC. À cette occasion, l’Organisation a accueilli un nouveau membre, l’Afghanistan, ce qui porte désormais à 163 le nombre de pays adhérents. À l’issue de cette rencontre, les États ont adopté six mesures concernant l’agriculture, le coton et des questions relatives aux PMA (Pays les Moins Avancés).

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> Cadrage théorique
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Rappel historique
Parmi les organisations internationales, l’OMC représente une arène récente. Créée en 1995, celle-ci a été instituée par les Accords de Marrakech qui ont clôturé le cycle des négociations de l’Uruguay Round (1986-1994). Cette nouvelle venue a ainsi succédé au GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) qui avait vu le jour en 1948 et dont l’objectif visait à instaurer, sur le plan mondial, un système de libre-échange grâce à la suppression progressive des barrières douanières.
Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les puissances victorieuses – les États-Unis en tête – se sont en effet accordées sur la nécessité d’éviter à tout prix un retour au protectionnisme, tel qu’il avait prévalu durant l’entre-deux-guerres. Une politique qui avait alors contribué à aggraver la crise économique de 1929, tout en précipitant l’éclatement du conflit. Mais ce projet trouve également ses origines dans la volonté de l’hegemon américain de sortir de l’infernal triptyque financier créances-dettes-réparations dont l’économiste John Maynard Keynes avait déjà critiqué les effets délétères lors de la signature du Traité de Versailles. À cet égard, il convient de souligner la spécificité de l’appui économique que les États-Unis ont accordé en 1942 au Royaume-Uni à travers la politique dite du prêt bail. Si Washington considérait le matériel engagé en Europe comme une contribution non remboursable à l’effort de guerre, les accords précisaient toutefois les contreparties normatives en matière de politiques économiques et commerciales qui devaient être observées aux lendemains de la guerre (Graz, 1999).
Après la tenue de plusieurs réunions préparatoires, les États-Unis convoquèrent la Conférence de la Havane en novembre 1947. Cette rencontre aboutit, quatre mois plus tard, à la signature d’une charte instituant le GATT et prévoyant la création de l’Organisation Internationale du Commerce. Mais sous la pression des milieux d’affaires, le sénat refusa de ratifier le traité portant création de l’OIC. Cette obstruction eut pour conséquence de pérenniser le GATT, une structure initialement conçue pour fonctionner de manière temporaire. Entre 1948 et 1994, se sont donc succédé huit rounds. Le dernier d’entre eux a néanmoins enregistré des avancées significatives dans des domaines tels que les services, le textile, la propriété intellectuelle, tout en confirmant les vives tensions autour des questions agricoles.
Depuis sa création, l’OMC connaît une trajectoire tumultueuse. Après le retentissant échec de la conférence de Seattle en 1999, ses membres ont ouvert un nouveau cycle à Doha en 2001. Cependant, les tensions entre les grandes puissances commerciales, les désaccords entre les pays émergents et la persistance du clivage nord-sud ont conduit à une suspension des dis-cussions en 2006. La crise financière de 2008 ayant de surcroît favorisé les positions protectionnistes, aucune avancée n’a véritablement été enregistrée depuis lors. De fait, cette situation contribue à façonner l’image d’une institution dans l’impasse. Simultanément, ce blocage suscite une remise en cause du multilatéralisme comme instrument de régulation.

Cadrage théorique
1. L’inertie d’un régime international. Développée par John G. Ruggie et Stephen Krasner, la notion de régime désigne « la construction d’un ordre limité, circonscrit à un domaine d’activité et à quelques acteurs étatiques » (Laroche, 2013). Reposant sur ce principe de séparation fonctionnelle, l’OMC constitue un exemple emblématique de régime international. Néanmoins, la multiplicité des intérêts en jeu freinant – voire empêchant – tout compromis, cette enceinte multilatérale affiche une inertie structurelle sans perspectives de dépassement.

2. La résurgence des accords bilatéraux. La crise que traverse cette organisation souligne les limites de ce type de coopération. Par voie de conséquence, on observe une multiplication des accords commerciaux entre puissances régionales, dont les traités transatlantique et transpacifique représentent actuellement les modèles les plus aboutis.

Analyse
Discuté durant l’entre-deux-guerres par les théoriciens du droit, le concept de régime in-ternational a ressurgi durant les années soixante-dix. En 1975, John Ruggie publie dans la célèbre revue américaine International Organization un article intitulé « International Responses to Technology, Concepts and Trends » dans lequel il définit les régimes internationaux comme un « ensemble d’anticipations communes, de règles et de régulations, de plans, d’accords et d’engagements […] qui sont acceptés par un groupe de pays ». Toutefois, il faut attendre la dé-cennie quatre-vingt – notamment les travaux de Stephen Krasner – pour que les théoriciens des Relations Internationales s’en saisissent au point d’inaugurer un vaste champ de réflexion et d’engager de vigoureux débats entre constructivistes, libéraux et réalistes. Reconnaissant la structure anarchique du système international, tous admettent la capacité des États à coopérer entre eux en vue d’instaurer, dans certains domaines précis, une « gouvernance sans gouvernement » (Rosenau et Czempiel, 1992). En fait, « la convergence des anticipations contribue [rait] à réduire les incertitudes et à renforcer la stabilité collective » (Laroche, 2013).
Dans la mesure où elle vise la mise en place d’un ordre économique sur le plan mondial, l’OMC s’avère l’exemple-type du régime international. À ce titre, elle forme un cas d’étude qui permet d’interroger la validité d’une construction élaborée « par les praticiens pour les praticiens » (Laroche, 2013). Une discussion traitant de la stabilité hégémonique mérite ici d’être conduite. En effet, si les différents courants de pensée se sont accordés sur les capacités des États à pratiquer une coopération fonctionnelle, ceux-ci ont toutefois divergé sur les conditions de création, de renforcement et de survie des régimes internationaux. À l’instar des thèses développées par Robert Gilpin (Gilpin, 1981), les néoréalistes ont considéré que ce processus ne pouvait se produire qu’en présence d’un hegemon ou du moins, comme l’a montré Charles Kindleberger, à condition qu’un stabilisateur exerce un leadership (Kindleberger, 1973 et 1981). Considérant le GATT, il convient de reconnaître que le rôle économique joué par les États-Unis après la Deuxième Guerre mondiale – en particulier leur capacité à imposer une conception libérale du commerce international – a forgé un ensemble normatif qui a facilité la création de ce proto-régime international.
Si l’on peut donc accepter l’hypothèse suivant laquelle la présence d’un hegemon demeure susceptible de favoriser la création d’un régime international, cette approche résiste moins bien aux questions portant sur le renforcement et la survie de ce dernier. Soulignons ainsi que, si l’impasse des négociations de Doha matérialise l’échec actuel d’une organisation dont les membres avancent en ordre dispersé (Petiteville, 2004), les premières difficultés se sont cependant manifestées dès 1999 à Seattle. Cette rencontre avait alors été empêchée par la mobilisation d’une multitude d’ONG venues manifester leur opposition idéologique au néo-libéralisme accusé d’aggraver les inégalités et de provoquer la destruction de l’environnement. Rappelons par ailleurs que les attentats du 11 septembre 2001 – événement ayant marqué, au moins symboliquement, la fin de la domination des États-Unis sur la scène mondiale – n’ont pas conduit au report de la rencontre de Doha. Non seulement, celle-ci a été maintenue mais, plus encore, le nouveau cycle de négociations a d’emblée été placé sous le mot d’ordre du développement. Ce dernier a été plus que jamais considéré comme l’une des clefs de voûte de la lutte contre le terrorisme international dans laquelle la puissance américaine s’est rapidement posée en fer de lance. Loin d’être anecdotiques, ces deux éléments permettent, au contraire, de pointer l’une des limites structurelles des régimes internationaux, tout en dépassant le débat sur la stabilité hégémonique. La difficulté à maintenir et renforcer ces espaces de compromis tient principalement à leur porosité. Autrement dit, autant leur création peut emporter l’adhésion grâce au consensus autour d’un intérêt collectif à coopérer, autant leur maintien et leur renforcement supportent mal 1) la multiplicité des acteurs, 2) la diversité des intérêts en jeu, 3) la perméabilité entre les multiples espaces de négociation et 4) la pression exercée par les forces exogènes. Par conséquent, l’artificialité induite par cette hyperspécialisation et son corollaire, la technicisa-tion, peut être fragilisée par une confrontation avec le réel dans lequel politique et économique demeurent encastrés.
Actuellement, tous ces écueils – la compétition entre les pays émergents, les rivalités entre grandes puissances commerciales telles que les États-Unis et l’Europe, la persistance du clivage Nord-Sud autour des questions agricoles en particulier, les résistances opposées par les acteurs non-gouvernementaux ou encore l’inadéquation entre les priorités commerciales et les enjeux liés à la protection de l’environnement (Damian et Graz, 2010) – forment autant d’obstacles à l’avancée des négociations au sein de l’Organisation. Précisons encore que le processus se trouve entravé par la nécessité d’emporter, pour chaque thématique, l’approbation générale des membres et non un accord à une simple majorité. En proie à un triangle d’impossibilité décisionnelle (Petiteville, 2013) – c’est-à-dire à l’impossibilité de « mettre d’accord [cent soixante-trois] États sur la base du consensus et d’un agenda de négociations où « l’on est d’accord sur rien tant que l’on n’est pas d’accord sur tout » selon la règle de l’engagement unique » – l’OMC est désormais perçue comme une instance multilatérale dans l’impasse. De fait, ce signal réduit la confiance en sa capacité de réguler la mondialisation, ce qui renforce, en retour, l’inertie de ce régime international.
En l’absence d’avancées notoires, l’on assiste à une forme de défection parmi les membres de l’OMC. Celle-ci se traduit par la conduite parallèle de négociations bilatérales destinées à conclure des accords régionaux qualifiés de « méga-accords commerciaux régionaux » (ICTSD, 2014). Pourtant, malgré le foisonnement des coalitions – Cairns, G20, G99, etc. –, cela n’a pas permis de dépasser les lignes de clivage. De surcroît, soulignons que la crise financière de 2008 a favorisé les comportements protectionnistes, tout en démontrant les limites des politiques néo-libérales (Stiglitz, 2010), ce qui a eu pour conséquence d’affaiblir encore davantage le crédit de l’organisation. Ainsi, observe-t-on des rapprochements commerciaux à l’échelle régionale. C’est par exemple le cas avec le TTIP (Traité transatlantique de commerce et d’investissement) qui prévoit la création d’un partenariat entre les États-Unis et l’Union européenne. Lancé en 2013 par Barack Obama et les dirigeants de l’Union, José Manuel Barroso et Herman Van Rompuy, ce projet envisage notamment la création d’un espace de libre-échange reposant sur la réduction des droits de douane et des barrières réglementaires entre les deux rives de l’Atlantique. Or, le texte fait actuellement l’objet de vives critiques de la part des ONG qui craignent : 1) un alignement des normes européennes sur celles en vigueur aux États-Unis se traduisant, entre autres, par l’entrée sur le marché de produits OGM et 2) le pouvoir conféré aux tribunaux arbitraux, ceux-ci étant régulièrement décriés pour leur inféodation aux firmes multinationales. Une autre initiative de ce type, le PTP (Partenariat transpacifique), a été officiellement conclue à Auckland, le 4 février 2016, par douze pays : Australie, Brunei, Canada, Chili, États-Unis, Japon, Malaisie, Mexique, Nouvelle-Zélande, Pérou et Singapour. Tout comme le TTIP, il prévoit de réduire les barrières au commerce et à l’investissement, en particulier entre les États-Unis et le Japon. Mais l’attention accordée à ces traités ne doit pas occulter les transformations du commerce international dans son ensemble, dues par exemple à la montée en puissance des grands émergents. À cet égard, il convient de noter l’ampleur prise par la politique chinoise qui vise la consolidation de nouveaux partenariats économiques, comme avec plusieurs pays africains (Cabestan, 2015). En l’occurrence, ce sont plus de vingt accords qui ont été signés par Pékin avec l’Algérie en quelques années, dans des domaines aussi stratégiques que l’industrie, l’agriculture, l’armement et les infrastructures (Benberrah, 2015).
Dans ce contexte, une nécessaire restructuration de l’OMC paraît incontournable. En effet, si cette dernière remplit plutôt bien son rôle d’autorité en veillant au respect des engagements pris par ses membres, elle peine toutefois à piloter la libéralisation du commerce mondial. Chaque signature triomphale d’un nouveau paquet de mesures ne doit donc pas nous illusionner. Pour assurer sa survie, l’Organisation devra immanquablement réaliser à l’avenir une réforme approfondie des procédures de négociations qui prévalent depuis le GATT.

Références
Ouvrages
Cabestan Jean-Pierre, La Politique internationale de la Chine, Paris, Presses de Sciences Po, 2015, pp. 477-540.
Gilpin Robert O., War and Change in World Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1981.
Graz Jean-Christophe, Aux Sources de l’OMC : la Conférence de La Havane, Paris, Droz, 1999.
Kindleberger Charles P., La Grande Crise mondiale, 1929-1939, [1973], trad., Paris, Economica, 1988.
Krasner Stephen (Éd.), International Regimes, Ithaca (N.Y.), Cornell University Press, 1999.
Laroche Josepha, « L’Économie politique internationale », in : Balzacq Thierry, Ramel Frédéric (Éds.), Traité de relations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, pp. 631-660.
Petiteville Franck, « Les négociations multilatérales à l’OMC. L’épuisement d’un modèle », in : Petiteville Franck, Placidi-Frot Delphine (Éds.), Négociations internationales, Paris, Presses de Sciences Po, 2013, pp. 345-372.
Rainelli Michel, L’Organisation mondiale du commerce, 9e éd., Paris, La Découverte, 2011.
Rosenau James N., Czempiel Ernst-Otto (Éds.), Governance without Government: Order and Change in World Politics, Cam-bridge, Cambridge University Press, 1992.
Stiglitz Joseph E., Le Rapport Stiglitz. Pour une vraie réforme du système monétaire et financier international, [2010], trad., Paris, Actes Sud, 2012.

Périodiques
Benberrah Moustafa, « L’asymétrie sociopolitique d’une coopération économique. L’implantation dominatrice des firmes chinoises en Algérie », Passage au crible (127), Chaos International, 29 mai 2015.
Damian Michel, Graz Jean-Christophe, « L’OMC, l’environnement et la contestation écologique », Revue internationale des sciences sociales, 170 (4), 2001, pp. 657-670.
Draper Peter, Lacey Simon, Ramkolowan Yash, « Accords commerciaux méga-régionaux : quelles implications pour les pays de l’ACP ? », [En ligne], Passerelles, 15 (4), ICTSD, 9 oct. 2014.
Kindleberger Charles P., « Dominance and Leadership in the International Economy. Exploitation, Public Goods and Free Rides », International Studies Quaterly, 25 (2), juin 1981, pp. 242-254.
Petiteville Franck, « L’hégémonie est-elle soluble dans le multilatéralisme ? Le cas de l’OMC », Critique internationale, 22 (1), 2004, pp. 63-76.
Ruggie John G., « International Responses to Technology, Concepts and Trends », International Organization, 29 (3), été 1975, pp. 557-583.