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PAC 34 – Le Soft Power de l’Union européenne et ses limites La candidature officielle du Monténégro à l’adhésion, 17déc. 2010

Par Klaus-Gerd Giesen

Passage au crible n°34

Source Pixabay

Le 17 décembre 2010, l’Union européenne a accordé au Monténégro le statut officiel de candidat à l’adhésion. C’est à ce jour le seul État à être autorisé par le Conseil européen à rejoindre le groupe composé de la Croatie, de l’Islande, de la Macédoine et de la Turquie, alors que les demandes albanaise et serbe ont été ajournées. Quelques jours après cette décision, le Premier ministre Milo Djukanovic a quitté les fonctions d’État qu’il exerçait quasiment sans interruption depuis 1991.Or, les deux événements sont intimement liés.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Milo Djukanovic a pris les rênes du pouvoir à l’âge de 29 ans, lorsque le Monténégro formait encore l’une des composantes de la Yougoslavie. Avec l’appui de son mentor, Slobodan Milosevic, il a réussi la révolution antibureaucratique au sein de la Ligue des Communistes. Depuis, Djukanovic a constamment régné sur le petit État balkanique, à l’exception d’une seule interruption de seize mois (octobre 2006-février 2008). Ensuite, il a accompli cinq mandats comme chef du gouvernement et deux comme président. Débutant sa carrière politique comme communiste dogmatique, il s’est rapidement converti au nationalisme serbe lors des guerres de sécession qui ont secoué la Yougoslavie durant les années quatre-vingt-dix. Puis, il s’est retourné contre son ancien allié Milosevic avant d’incarner finalement un leadership indépendantiste, concrétisé par la sécession de la Serbie en 2006.

Quant au processus d’élargissement de l’Union européenne au-delà des vingt-sept Etats membres actuels, il semble enrayé depuis les référendums de 2005 sur la constitution européenne et, affaibli plus encore depuis la sévère crise économique de 2008-2009. Une certaine fatigue d’élargissement se fait sentir, la Croatie ne réussissant par exemple toujours pas à finaliser son adhésion. Dans un tel contexte, il apparaît d’autant plus surprenant que le Monténégro parvienne à dépasser la première étape du processus d’adhésion, à savoir le cadre des accords de stabilisation et d’association.

Cadrage théorique

Deux facteurs explicatifs se conjuguent:

1. La maîtrise unilatérale de toutes les étapes du processus d’adhésion par l’Union européenne se révèle un levier efficace de soft power. Il permet à cette dernière d’infléchir la politique intérieure des pays désireux de la rejoindre.
2. Certaines forces endogènes demeurent néanmoins en mesure de résister structurellement à la tutelle de Bruxelles et de s’adapter à la pression.

Analyse

Le statut de candidat officiel à l’adhésion a été accordé au Monténégro en échange de l’abandon par Milo Djukanovic de ses fonctions d’État. Celui-ci, qui jouissait du soutien de son ami Silvio Berlusconi, était devenu au fil des ans une figure embarrassante pour la majeure partie des autres chefs d’État ou de gouvernement ouest-européens. À la tête d’un pays progressivement transformé, sous sa houlette, en structure néo-patrimoniale, il dirigeait aussi un clan que de nombreux observateurs qualifient de mafieux. Par ailleurs, impliqué dans d’innombrables trafics et affaires de corruption, Djukanovic a été jugé infréquentable depuis que la gigantesque contrebande de cigarettes qu’il a cautionnée, voire peut-être supervisée, entre 1995 et 2002 a fait perdre des milliards d’euros de taxes aux États membres de l’Union européenne. Enfin, son régime pourtant élu avec toutes les apparences démocratiques, intimidait régulièrement les médias indépendants. Des juges italiens et allemands s’étaient par exemple intéressés de près à son cas, mais avaient été entravés dans leurs investigations par l’immunité dont il jouissait grâce à son statut de Premier ministre ou président.

Dominant les structures locales de pouvoir, qui sont profondément irriguées par la corruption et l’achat de votes, le départ de Djukanovic – à l’âge de seulement 48 ans – ne pouvait être imposé que de l’extérieur. Soutenue en tout premier lieu par l’Allemagne, la Commission européenne avait donc discrètement fait comprendre que le Monténégro n’accéderait pas au statut de candidat tant que ce dirigeant resterait en place. Sa promesse de départ a ainsi pu conduire à la décision du Conseil européen du 17 décembre 2010.

En fait, Bruxelles exerce des pressions en raison des problèmes rencontrés lors du dernier élargissement, devenu effectif au 1er janvier 2007. En effet, admises au sein de l’UE alors que des réserves avaient été émises sur l’intégrité de leurs systèmes judiciaires, leurs niveaux de corruption et leur volonté gouvernementale de lutter contre le crime organisé, la Bulgarie et la Roumanie font depuis l’objet d’un suivi européen tout à fait inédit. Quatre ans plus tard, il en résulte que les progrès en la matière demeurent insuffisants. Régulièrement tancés par la Commission pour la passivité de leurs élites politiques, les deux nouveaux entrants sont toujours autant gangrenés par la corruption et le crime organisé. Il s’agit là d’un véritable camouflet pour les institutions européennes d’autant plus manifeste que le gel d’importantes subventions à la Bulgarie n’a pas réussi à modifier la donne. C’est la raison pour laquelle la Commission européenne a décidé de changer de stratégie et d’exiger dorénavant un niveau acceptable de lutte contre la corruption et le crime organisé, de préférence en amont de toute négociation d’adhésion, sinon au plus tard au terme de celle-ci. Il en va de la crédibilité d’un projet d’intégration européenne dont le cœur reste le déploiement d’un marché unique pleinement transparent et fonctionnant sans obstacles autres que légaux. La Croatie en subit déjà (tardivement) les frais, entre autres parce que l’ancien Premier ministre Ivo Sanader est depuis le 10 décembre 2010 emprisonné en Autriche après avoir été accusé d’être directement impliqué dans plusieurs affaires de corruption qui secouent la Croatie.

Il reste à savoir si la nouvelle approche de la Commission européenne permettra réellement de favoriser des réformes structurelles. Dans le cas du Monténégro, l’on peut émettre de sérieux doutes car l’ancien Premier ministre Milo Djukanovic ne se retire nullement de la politique et reste à la tête du principal parti gouvernemental DPS qui a succédé à l’ancienne Ligue des Communistes. De ce fait, il continuera à contrôler le gouvernement du nouveau Premier ministre, Igor Luksic, un jeune technocrate âgé de 34 ans. Autant dire que la marge de manœuvre de ce dernier pour moderniser le pays et entamer les négociations d’adhésion semble être des plus étroites. Il faut y voir la preuve que si le soft power de l’Union européenne parvient peut-être à influer sur les événements, il ne réussit pas pour autant à infléchir les structures – en l’occurrence néo-patrimoniales – à l’intérieur des États de sa proche périphérie.

Références

Giesen Klaus-Gerd, « La crise économique et l’érosion de la souveraineté monténégrine », Le Courrier des Balkans, 31 mars 2009, http://balkans.courriers.info/article12586.html
Krifa-Schneider Hadjila (Éd.), L’Élargissement de l’Union européenne, Paris, L’Harmattan, 2007.
Sajdik Martin, Scwarzinger Michael, Europen Union Enlargement, New Brunswick, Transaction Publishers, 2008.
Telo Mario, Europe: A Civilian Power?, Basingstoke, Palgrave/Macmillan, 2007.