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PAC 94 – L’ambivalence de l’UA face à la justice internationale Le sommet de l’Union africaine, 11-12 octobre 2013

Par Yves Poirmeur

Passage au crible n°94

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Le procès du vice-président kényan, William Ruto s’est ouvert devant la CPI le 10 septembre 2013. Il en sera de même pour le président kényan, Uhuru Kenyatta, le 12 novembre. Dans les deux cas, il s’agit de juger leurs responsabilités présumées dans les violences intervenues après l’élection présidentielle de 2007. Réunie à Addis-Abeba les 11 et 12 octobre 2013, l’UA (Union Africaine), a demandé au Conseil de sécurité de l’ONU l’ajournement des affaires kényanes pour une année (Statut de la CPI, art. 16). Plutôt que de mettre à exécution la menace d’adopter une résolution appelant les 34 États africains ayant ratifié le traité de Rome à s’en retirer, l’Union a préféré engager une action diplomatique destinée à amender le Statut de Rome dont l’article 27 prévoit qu’aucune qualité officielle – notamment celle de chef d’État – ou immunité ne peut être opposée à la CPI.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Sur autorisation de la Chambre préliminaire II, accordée le 31 mars 2010, le procureur de la CPI a ouvert une enquête sur les violences à caractère politico-ethnique qui ont fait 1200 morts et plus de 300000 déplacés dans la vallée du Rift. Des citations à comparaître ont été délivrées contre six personnalités kényanes accusées d’avoir commis des crimes contre l’humanité. Parmi elles figuraient trois membres du gouvernement d’union et de réconciliation : U. Kennyatta, vice-Premier ministre, ministre des finances, W. Ruto, ministre de l’enseignement supérieur et H. Kiprono Kosgey, ministre de l’industrialisation. Élus président et vice-président de la république en mars 2013, U. Kennyata et W. Ruto tirent prétexte de leur légitimité démocratique et de la souveraineté du peuple pour demander des aménagements de procédure. Ils exigent que soit reporté leur procès, voire mis définitivement fin aux poursuites. La Cour ayant rejeté la plupart de ces exigences, le Kenya a brandi alors la menace de son retrait du statut de Rome et a obtenu la tenue d’un sommet de l’UA portant sur la « relation entre l’Afrique et la CPI » afin d’en recevoir officiellement l’appui.

L’originalité de cette affaire s’inscrit dans un conflit récurrent opposant l’UA et la CPI. Celui-ci porte sur l’obligation des États de coopérer avec la Cour lorsqu’elle est saisie par le Conseil de sécurité – ou comme en l’espèce par son procureur – en raison de l’inaction de la justice étatique (statut, art. 13). En outre, l’exacerbation des résistances suscitées par la lutte contre l’impunité rend ce dossier emblématique. En effet, afin de soustraire les accusés à la justice, leurs soutiens radicalisent les critiques qu’ils adressent à la CPI pour la disqualifier. C’est ainsi que le président en exercice de l’UA, Hailé Mariam Dessalegn, n’a pas hésité en mai 2013 à reprocher à la juridiction internationale de mener une sorte de « chasse raciale en ne poursuivant que des Africains » et que l’UA a présenté les poursuites comme une menace « pour les efforts en cours visant à promouvoir la paix, la réconciliation nationale, ainsi que l’État de droit et la stabilité non seulement au Kenya, mais également dans toute la sous-région ». Plus insidieusement, ces détracteurs font de leur éventuel retrait collectif du Statut de Rome, un instrument de pression politique sur le déroulement de procédures tributaires de manœuvres diplomatiques. Cette stratégie est toutefois récusée par de nombreuses ONG humanitaires – auxquelles l’émergence de la CPI doit beaucoup – ainsi que par des personnalités africaines. Celles-ci soulignent l’inexactitude des accusations proférées contre la Cour, en précisant qu’elle a été saisie par des États africains dans cinq des huit affaires qu’elle traite sur ce continent : République Centrafricaine, République Démocratique du Congo, Côte d’Ivoire, Ouganda et Mali. Elles contestent par ailleurs son caractère impérialiste et raciste en rappelant, comme Amnesty international, que « son procureur, Fatou Bensouda, est originaire de Gambie et que quatre de ses dix-huit juges viennent de pays d’Afrique ». De plus, elles alertent – comme l’a fait le prix Nobel de la paix sud-africain Desmond Tutu – les opinions publiques africaines sur les dangers de quitter la CPI. En effet, une telle décision permettrait à certains dirigeants de continuer leurs activités criminelles en toute impunité, ce qui ferait de l’Afrique un « endroit plus dangereux ».

Cadrage théorique

1. Le retour de la Raison d’État. Les principes fondamentaux défendus par la CPI marquent un effritement de la Raison d’État qui doit désormais céder devant les exigences de la justice. Or, les arguments avancés pour fonder la demande de report des procédures judiciaires engagées, montrent au contraire sa résurgence. Ils font ainsi valoir la nécessité de remplir des responsabilités constitutionnelles, d’assurer le fonctionnement de l’État et de diriger les affaires nationales et régionales. Enfin, en référence au récent attentat de Nairobi, il conviendrait de disposer du « temps nécessaire pour améliorer les efforts entrepris dans la lutte contre le terrorisme et les autres formes d’insécurité dans la région ». Mais en dernière instance, revendiquer une révision du Statut de Rome (art. 27), afin de rétablir le régime classique des immunités à l’abri duquel prospère une criminalité impunie, demeure le marqueur le plus emblématique du retour à la Raison d’État.
2. L’intérêt des États africains pour une transnationalisation de la justice pénale. Les prises de position très virulentes de l’UA contre la CPI ne sauraient masquer le réel intérêt que les États africains lui portent. Non seulement ils sont nombreux à en être membres, mais ils sont bien souvent à l’origine des saisines. En outre, elle leur procure des profits symboliques non négligeables. Ainsi, peuvent-ils se présenter comme des démocraties respectueuses d’une morale universelle, combattant l’impunité. De même, tirent-ils de substantiels avantages matériels qui s’attachent à l’intervention de la juridiction internationale dans la résolution des conflits, le rétablissement de la paix et l’exercice du pouvoir. Ce faisant, l’opportunité leur est offerte 1) d’externaliser la justice la plus politique, 2) de prendre en compte le droit des victimes à ce que justice soit rendue et 3) de faciliter un processus de réconciliation grâce à l’arrestation des criminels présumés et à leur jugement délocalisé, autant de garanties en vue d’un procès équitable.

Analyse

Face aux différentes saisines de la CPI, l’UA adopte deux attitudes différentes. S’agissant des poursuites déclenchées sur saisines extra-africaines, elles sont systématiquement rejetées par l’UA et dans son sillage par la plupart de ses États membres qui rechignent à coopérer avec la CPI. Ainsi, les mandats d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité (4 mars 2009), puis pour génocide (12 juillet 2010) émis contre le président soudanais O. El Bechir, à la suite de la décision du Conseil de sécurité (Résolution 1593 (2005) déférant la situation au Darfour, n’ont pas été exécutés par les autorités des divers pays où il a rendu une visite officielle – Ethiopie, Tchad, Kenya, Malawi, Libye, Djibouti, Égypte, Zimbabwe – sans être inquiété. L’UA a d’ailleurs interdit à ses membres de coopérer avec la CPI aux fins de le lui remettre. Pour justifier son refus d’arrêter le président soudanais, le Tchad a invoqué cette décision et expliqué qu’il était tenu de s’y plier, faisant prévaloir ses obligations envers l’UA sur celles qui résultent d’un mandat d’arrêt pris sur saisine du Conseil de sécurité. Quant au Malawi, il a fondé le sien en invoquant un conflit existant entre l’immunité que les chefs d’État tiendraient du droit international coutumier (CIJ, 14 février 2002, Mandat d’arrêt du 11 avril 2000 (République démocratique du Congo/Belgique) et la demande de la CPI (se fondant sur l’article 98-1 de son statut) d’arrêter et de remettre à la Cour un chef d’État en fonction. Nous constatons en outre la même hostilité à l’égard du mandat d’arrêt délivré contre M. Kadhafi le 27 juin 2011 et certains de ses proches pour crimes contre l’humanité (meurtres et persécutions qui auraient été commis en Libye), sur saisine de la CPI par le Conseil de sécurité le 26 février 2011 (Résolution 1970 (2011)). Toutefois, cela n’a pas donné lieu à conflit, en raison de la mort du guide libyen.

En revanche, il en va tout autrement des saisines qui interviennent à l’initiative des autorités des États concernés – RDC (Situation dans la région d’Ituri en 2004), Ouganda (saisine en 2003 sur la situation relative à l’Armée de la résistance du seigneur, dans le nord du pays), République centrafricaine (Crime commis depuis janvier 2002), Côte d’Ivoire (violences post-électorales de 2010-2011), à l’égard desquelles l’UA ne manifeste aucune hostilité particulière. Dans une logique d’intérêt bien compris, les États concernés coopèrent alors au contraire avec la Cour durant toutes les phases de la procédure. Dans le cas kenyan, où les accusés se sont réconciliés et exercent ensemble le pouvoir, c’est l’absence d’un vainqueur et les exactions reprochées aux deux camps, qui rend conflictuelle la coopération avec la CPI qui a dû finalement s’autosaisir. Ceci explique le recours au vieil argumentaire de la Raison d’État destiné à échapper à la justice. Cependant, il est peu probable qu’il soit encore assez fort pour garantir à ceux qui l’invoquent la protection des immunités d’antan.

Références

Mouangue Kobila James, « L’Afrique et les juridictions internationales pénales », Cahier Thucydide, (10), février 2012.
Laroche Josepha, (Éd.), Passage au crible, l’actualité internationale 2009-2010, Paris, L’Harmattan, 2010, pp. 49-53.
Bussy Florence, Poirmeur Yves, La Justice politique en mutation, LGDJ, 2010.