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PAC 14 – La santé publique à l’heure du capitalisme philanthropique Le financement dans les PVD par la Fondation Gates

Par Clément Paule

Passage au crible n°14

Source : Pixabay

Lors de la réunion annuelle du Forum Économique Mondial de Davos, Bill et Melinda Gates ont annoncé le 29 janvier 2010 que leur fondation financerait la recherche, le développement et la distribution de nouveaux vaccins dans les PVD (Pays en Voie de Développement) à hauteur de 10 milliards de dollars d’ici 2020. Selon l’ex-PDG de Microsoft, cet investissement devrait permettre de réduire considérablement la mortalité infantile liée aux maladies infectieuses. Ainsi, l’homme le plus riche du monde – classement Forbes de 2009 – entend-il contribuer à améliorer la santé publique mondiale par le biais de sa fondation créée en 1999. La Bill & Melinda Gates Foundation représente en effet la première organisation philanthropique de la planète, disposant d’un fonds de dotation estimé à 34 milliards de dollars en septembre 2009. En l’espace d’une décennie, cet acteur privé s’est donc imposé à l’échelle internationale comme un intervenant majeur des politiques sanitaires. À telle enseigne que ses contributions annuelles dans ce domaine – qui excédaient déjà un milliard de dollars en 2007 – dépassent désormais le budget de l’OMS et les financements bilatéraux de nombreux États.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Ce type d’organisation philanthropique associée au patrimoine d’un capitaine d’industrie s’est particulièrement développé aux États-Unis depuis plus d’un siècle. Certaines spécificités de ce pays, comme la place occupée par l’État, le secteur associatif non-lucratif – non-profit sector ou third sector – ou bien encore l’éthique protestante, n’y sont pas étrangères. En effet, l’enrichissement massif d’une génération d’industriels américains à la fin du XIXème siècle a permis l’émergence de ces acteurs privés. Trois organisations – le big three – incarnent ce premier moment philanthropique : il s’agit des fondations Carnegie, Rockefeller et Ford fondées respectivement en 1911, 1913 et 1936. Ces dernières se différencient des œuvres caritatives traditionnelles par leur volonté de rationaliser le don et par l’ampleur de leurs dotations. Investissant par le biais de subventions accordées à l’enseignement, au maintien de la paix ou à la médecine, elles ont rapidement connu un rayonnement mondial. Suspectées à l’origine de favoriser l’évasion fiscale, elles ont par ailleurs été accusées de diffuser l’impérialisme culturel des États-Unis. En l’espèce, les recherches effectuées sur le big three ont notamment montré le poids de ses membres dans la politique étrangère des États-Unis. Aujourd’hui, ces fondations perdurent et ont même accru leurs fonds de dotation ; en 2008, la Fondation Ford disposait par exemple de plus de 11 milliards de dollars.

Mais, si cette philanthropie première a su s’adapter aux évolutions du XXème siècle, elle est à présent dépassée par une autre génération de fondations privées. Celles-ci émanent d’une aristocratie financière de formation récente, constituée d’entrepreneurs ayant tiré parti des nouvelles technologies et de la dérégulation des marchés : Bill Gates, la famille Walton ou Eli Broad en constituent les parangons emblématiques. Quant à Warren Buffet, il s’est engagé en 2006 à donner la plus grande partie de sa fortune à la Fondation Gates, soit environ 30 milliards de dollars sur plusieurs années. Une telle concentration financière a permis à l’ex-PDG de Microsoft d’investir massivement dans un programme sanitaire destiné aux PVD. Rappelons toutefois que l’implication de ces acteurs philanthropiques dans ce domaine n’est pas une nouveauté. N’est-ce pas dans les laboratoires de la Fondation Rockefeller que Max Theiler – lauréat du prix Nobel de médecine, 1951 – a mis au point le vaccin contre la fièvre jaune en 1937 ? Néanmoins, les financements massifs des Gates depuis plus d’une décennie marquent un considérable saut quantitatif.

Cadrage théorique

1. Philanthro-capitalisme (venture philanthropy). Les nouveaux entrepreneurs sociaux dont font partie les Gates ont rationalisé le third sector en important les techniques entrepreneuriales des firmes de capital-risque. Cette doctrine s’oppose à la philanthropie traditionnelle dont elle dénonce la pesanteur bureaucratique. En l’occurrence, elle insiste sur la flexibilité, l’évaluation et le retour social sur investissement.
2. Diplomatie d’un acteur privé. Depuis sa création, la Fondation Gates se trouve à l’origine d’innovations majeures dans le domaine sanitaire. Si les organisations internationales et les États restent les principaux acteurs du secteur, les contributions financières du géant philanthropique lui permettent de mener une véritable diplomatie. Or, cet impact normatif induit des effets sur les formes et le contenu des politiques internationales en matière sanitaire.

Analyse

La montée en puissance de la Fondation Gates ne peut s’expliquer sans la prise en compte du repositionnement de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) qui s’est opéré au cours des années quatre-vingt-dix. Confrontée à des difficultés budgétaires et à des dissensions internes, cette organisation internationale avait alors opté pour une stratégie d’ouverture vers les acteurs privés qui associerait les grandes fondations philanthropiques aux institutions internationales dans le cadre de partenariats public-privé. Mais dès lors, ces nouvelles entités ont déterminé à l’échelle mondiale la définition et la mise en œuvre des programmes sanitaires, en particulier dans la lutte contre les maladies infectieuses. Pour sa part, la Fondation Gates s’est montrée omniprésente au sein de ces organismes, participant au Fonds mondial de la lutte contre le SIDA, la tuberculose et le paludisme. Elle a également joué un rôle décisif dans la création de la GAVI (Global Alliance for Vaccines and Immunization), en la dotant de 750 millions de dollars. Cependant, l’investissement des Gates ne se réduit pas à une participation financière car ses experts siègent aux comités directeurs des partenariats. En outre, la Fondation a soutenu la mise en place de nouveaux mécanismes financiers – comme l’IFFIm (International Finance Facility for Immunization) – propres à intéresser l’industrie pharmaceutique dans la recherche de nouveaux vaccins.

La stratégie sanitaire promue par Bill Gates réside en effet dans une immunisation généralisée au profit des PVD, solution jugée rentable et efficace. Ce faisant, l’ex-dirigeant de Microsoft relance des initiatives qui avaient échoué par le passé, évoquant même en 2008 l’éradication possible de la malaria. Toutefois, cette orientation a été qualifiée de trop étroite par des spécialistes de la santé publique ou du développement, qui dénoncent là une idéologie technologique. Selon eux, cette vision verticale négligerait les aspects politiques et socio-économiques des réalités locales. De surcroît, certaines personnalités scientifiques s’inquiètent du poids d’un acteur privé susceptible d’imposer à ce point ses priorités. Le responsable du programme de lutte contre le paludisme de l’OMS s’est ainsi plaint en 2007 de pressions exercées par la Fondation Gates en faveur de l’adoption du programme controversé, IPT (Intermittent Preventive Therapy). Plus généralement, l’irruption du géant philanthropique dans la gouvernance sanitaire mondiale risque de bouleverser les politiques nationales de santé des PVD. À cet égard, un tel pari sur la vaccination n’est pas sans conséquences car il peut conduire à des déséquilibres dans l’offre sanitaire au détriment, par exemple, des soins obstétriques ou nutritionnels, moins médiatisés.

Si les apports financiers de la Fondation Gates sont salués par de nombreux observateurs, ils suscitent aussi certaines réserves déjà adressées aux organisations créées, en leur temps, par Rockefeller ou Ford. Dans cette logique, le discours technologique et entrepreneurial du philanthro-capitalisme pourrait dissimuler un redéploiement du soft power américain. Sans présumer des Gates et de leurs intentions, force est donc de constater que leur contribution a conduit à encourager les partenariats public-privé et les mécanismes hybrides de financement. Or, un tel dispositif constitue bel et bien une relégitimation du marché.

Références

Abélès Marc, Les Nouveaux riches. Un ethnologue dans la Silicon Valley, Paris, Odile Jacob, 2002.
Guilbaud Auriane, Le Paludisme. La lutte mondiale contre un parasite résistant, Paris, L’Harmattan, 2008. Coll. Chaos International.
Muraskin William, « The Global Alliance for Vaccines and Immunization: is it a New Model for Effective Public-Private cooperation in International Public Health? », American Journal of Public Health, 94 (11), nov. 2004, pp. 1922-1925.
OCDE, Fondations Philanthropiques et Coopération pour le Développement, Tiré-à-part des Dossiers du CAD, 4 (3), 2003.
Piller Charles, Smith Doug, “Unintended Victims of Gates Foundation Generosity”, Los Angeles Times, 16 décembre 2007, à l’adresse web: http://fairfoundation.org/news_letter/2008/01march/criticism_of_gates_foundation.pdf [6 fév. 2010].