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PAC 104 – Une organisation discréditée entre déni et impunité Les Nations unies face à l’épidémie de choléra en Haïti depuis octobre 2010

Par Clément Paule

Passage au crible n°104

Cholera MINUSTAHSource: Chaos International

Le 12 janvier 2014, la République d’Haïti a commémoré le quatrième anniversaire du séisme destructeur qui avait dévasté la zone métropolitaine de Port-au-Prince et ses environs. Or, une autre catastrophe, sanitaire cette fois, est survenue dans le pays dès la fin de l’année 2010. Il s’agit de l’épidémie de choléra qui à ce jour aurait provoqué le décès de près de neuf mille personnes sur l’île d’Hispaniola. Malgré les efforts conjugués des opérateurs de l’aide internationale et des autorités haïtiennes depuis plus de trois ans, des foyers de vibrio cholerae demeurent actifs dans une vingtaine de localités, selon un communiqué récent du MSPP (Ministère de la Santé Publique et de la Population). Alors que s’organisait la lutte incertaine contre cette toxi-infection meurtrière, la controverse sur l’origine de la contamination a pris une ampleur considérable lorsque les soupçons se sont dirigés sur un contingent népalais de la MINUSTAH (Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti), la force multilatérale de maintien de la paix présente en Haïti depuis 2004. La responsabilité des Nations unies constitue désormais un débat majeur dans le déclenchement de la pire épidémie contemporaine de choléra.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

La crise sanitaire a commencé pendant l’automne 2010 dans le département du Centre, non loin de Mirebalais, commune située à une soixantaine de kilomètres au Nord-est de Port-au-Prince. Jusqu’alors inconnue en Haïti, la maladie s’est répandue très rapidement, à tel point qu’un officiel du MSPP a évoqué en novembre 2010 un enjeu de sécurité nationale. La réponse humanitaire des acteurs de l’assistance internationale s’est rassemblée sous le leadership de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), des CDC (Centers for Disease Control and Prevention) et d’ONG (Organisation Non Gouvernementale) comme MSF (Médecins Sans Frontières) avec le déploiement de centres et d’unités de traitement dans tout le pays. Les autorités semblaient en outre débordées par la succession des urgences, d’autant que le passage de l’ouragan Tomas sur l’île au début du mois de novembre complexifiait davantage une situation déjà précaire. Plusieurs centaines de milliers de personnes, catégorisées sous le label IDP (internally displaced people), vivaient toujours dans des tentes au sein de la capitale traumatisée par le séisme du 12 janvier. En l’occurrence, le fléau s’est très vite étendu à l’ensemble du territoire haïtien, avant de frapper la République dominicaine – quelques dizaines de milliers de cas – et dans une moindre mesure Cuba.

Mais la question de l’introduction du vibrio cholerae a immédiatement fait l’objet de rumeurs persistantes désignant une base militaire de la MINUSTAH située dans la région de Mirebalais. En l’espèce, les investigations menées sur la souche pathogène de la bactérie ont permis de déterminer son origine asiatique – de sérotype O1 El Tor Ogawa –, donc importée. Dès le mois de décembre 2010, la publication d’une enquête épidémiologique conduite par un médecin français semble confirmer la piste du camp des Casques bleus dont le système défaillant d’évacuation des eaux usées – confié à un sous-traitant haïtien – aurait entraîné la contamination d’un affluent de l’Artibonite, le plus grand fleuve d’Haïti. Après plusieurs mois de polémique, d’autres études ont consolidé cette hypothèse et écarté définitivement les thèses alternatives d’une propagation à partir de la côte due à la conjoncture climatique.

Pour l’heure, plus de 6% de la population haïtienne auraient été concernés par la maladie – soit près de 700 000 cas, un bilan probablement sous-évalué – qui continue de tuer par des flambées récurrentes, en particulier dans les zones reculées où le personnel médical demeure insuffisant et l’accès à l’eau inexistant. À cet égard, citons les statistiques du MSPP pour la troisième semaine de janvier 2014 : 75 personnes ont été hospitalisées, et trois d’entre elles ont succombé au vibrion cholérique. Si la menace paraît désormais relativement contenue, le pays reste en état de veille permanente et l’éradication devrait s’étaler sur des années – voire des décennies – alors que les programmes internationaux d’urgence ferment, faute de financements.

Cadrage théorique

1. L’irresponsabilité d’une organisation internationale. Si le SNU (Système des Nations unies) a dans un premier temps ignoré la polémique, ses porte-paroles ont progressivement développé une communication axée sur la technicisation du problème et le refus implicite de toute forme d’accountability.
2. La médiation timorée d’un État dépassé. Longtemps inerte dans cette controverse sociotechnique, le gouvernement haïtien a récemment tenté de reprendre la main en proposant un ensemble d’initiatives visant à trouver une solution politique à la crise sanitaire.

Analyse

S’inscrivant dans un contexte national déjà sensible à la présence de troupes étrangères depuis 2004, les mobilisations de victimes se sont organisées autour de mouvements tels que le COMODEVIC (Collectif de Mobilisation pour le Dédommagement des Victimes du Choléra) ou encore le MOVIK (Moun Viktim Kolera). Plusieurs manifestations ont eu lieu dans le pays – mais également à New York – afin de réclamer aux Nations unies des réparations symboliques – sous la forme d’excuses publiques – et matérielles, en l’occurrence des indemnités pour les familles endeuillées. Remarquons que ces activités protestataires ont été relayées sur le plan juridique, avec notamment le dépôt d’une plainte en novembre 2011 au nom de cinq mille personnes représentées par deux organisations jumelles : l’IJDH (Institute for Justice and Democracy in Haiti) – ONG fondée par un avocat états-unien spécialiste des droits humains – et le BAI (Bureau des Avocats Internationaux), sa contrepartie locale. Deux ans plus tard, une nouvelle démarche a été entreprise contre l’ONU par des juristes haïtiens à New York afin d’exiger des compensations pour la population. Citons enfin la publication fin 2013 d’un rapport accablant élaboré par des chercheurs de l’Université de Yale, qui incrimine la MINUSTAH, tant sur le plan de la santé publique que du droit.

Toutefois, les responsables onusiens se sont cantonnés pendant les premières semaines de l’épidémie à une stratégie de démenti systématique : plus encore, des cadres de l’OMS et des CDC, optant pour le traitement technique d’un problème sanitaire, ont affirmé que l’enquête sur l’origine du fléau ne constituait pas une priorité. Rappelons que le pays se trouvait alors en période électorale, et que les bailleurs de fonds avaient fortement appuyé l’organisation précipitée d’un scrutin présidentiel jugé indispensable au processus de reconstruction. Pour autant, la succession d’expertises mettant en cause la MINUSTAH a conduit les Nations unies à mener une contre-offensive médiatique et juridique. Afin de rejeter les doléances des avocats haïtiens invoquant l’accord SOFA (Status of Forces Agreement) de 2004 signé entre l’ONU et le gouvernement haïtien – qui prévoyait notamment la mise en place d’une commission des réclamations –, l’Organisation a eu recours en février 2013 à la section 29 de la Convention sur les privilèges et immunités de 1946. À ce titre, les demandes d’indemnisation ont été jugées irrecevables : notons que le Secrétaire général Ban Ki-moon s’est exprimé en insistant sur les 140 millions de dollars de fonds multilatéraux investis contre le choléra, tout en refusant implicitement de reconnaître une quelconque responsabilité dans la crise sanitaire.

Face à l’ampleur de la controverse, l’État haïtien s’est cantonné pendant de longs mois dans le silence, ce qui témoigne de sa dépendance envers l’international, mais également des conflits incessants entre le nouveau Président et le Parlement. Le Ministre des Affaires étrangères a même déclaré en octobre 2012 ne détenir aucune preuve impliquant la force onusienne dans la propagation du vibrio cholerae. À l’automne 2013, le Premier ministre haïtien amorce néanmoins un revirement en évoquant la « responsabilité morale » de l’ONU avant de proposer, lors de la 68e Assemblée générale des Nations unies, la création d’une structure mixte chargée de trouver un compromis. Soulignons combien cette timide voie de sortie s’appuie surtout sur un plan décennal d’éradication de 2,2 milliards de dollars, qui vise à construire un réseau performant d’eau et d’assainissement tout en contenant l’épidémie par des campagnes de vaccination orale. Pour autant, cette initiative tardive sera financée seulement à hauteur de 1% par les Nations unies qui ont préféré lancer un appel au secteur privé et au philanthrocapitalisme. Si bien que la stratégie implicite d’impunité choisie par l’ONU semble devoir se payer par son discrédit le plus complet. Le scandale du choléra en Haïti démontre en l’espèce les limites d’une approche focalisée sur une population qu’il s’agit de traiter en négligeant l’impératif de responsabilité devant un peuple.

Références

Paule Clément, « La gestion capitaliste d’une catastrophe naturelle. Le deuxième anniversaire du séisme haïtien, 12 janvier 2012 », Fil d’Ariane, Chaos International, fév. 2012, consultable sur le site de Chaos International : http://www.chaos-international.org.
Transnational Development Clinic, Jerome N. Frank Legal Services Organization, Yale Law School, Global Health Justice Partnership of the Yale Law School and the Yale School of Public Health, Association Haïtienne de Droit de l’Environnement, « Peacekeeping Without Accountability. The United Nations’ Responsibility for the Haitian Cholera Epidemic », août 2013, consultable à l’adresse web : http://www.yaleghjp.org [11 janvier 2014].