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PAC 72 – Sanctionner l’impunité d’une criminalité transnationale La condamnation de Charles Taylor par le tribunal spécial pour la Sierra Leone

Par Yves Poirmeur

Passage au crible n°72

Pixabay, Sierra Leone

Ancien président du Liberia, Charles Taylor a été condamné le 30 mai 2012 à 50 ans de prison par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone. Il a été reconnu complice des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qui ont été perpétrés lors de la guerre civile dont la Sierra Leone a été la proie pendant 11 ans. Depuis la Seconde Guerre mondiale au cours de laquelle le Tribunal de Nuremberg avait infligé 10 ans de prison au grand amiral Karl Dönitz – éphémère « successeur désigné » d’Hitler – c’est la première fois qu’un chef de l’État est condamné par une juridiction internationale pour des crimes relevant de l’exercice de ses fonctions. Cette sentence, frappée d’appel, marque une nouvelle avancée de la lutte contre l’impunité des criminels internationaux. Elle montre le souci de la justice internationale de sanctionner de façon exemplaire les gouvernants qui attisent la guerre civile dans un autre État et y sont complices d’exactions en utilisant le conflit pour servir leurs propres intérêts.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Dirigeant du FNPL (Front national patriotique du Liberia), (1989-1997), qui cherchait à renverser le gouvernement libérien de Samuel Kanyon Doe, il avait entrepris, en 1991, d’affaiblir ses opposants à l’étranger en appuyant les opérations militaires du FRU (Front révolutionnaire uni) de Foday Sankoh contre le gouvernement sierra léonais. Élu président du Liberia en 1997, il a continué à intervenir dans les conflits armés des pays voisins (Guinée, Côte d’Ivoire) et à participer aux exactions en Sierra Leone, notamment aux attaques du FRU pour prendre les villes de Kono (1998) et Freetown (1999). Sous la pression de l’opposition suscitée par sa violente politique de répression, il a dû démissionner en 2003 et a été inculpé par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (7 mars 2003), pour son soutien aux rebelles sierra léonais et les crimes commis pendant la guerre civile : crimes de guerre (actes de terrorisme, atteintes à la dignité personnelle, traitements cruels, enrôlement d’enfants en vue de participer à la guerre et aux pillages) et crimes contre l’humanité (meurtres, viols, esclavage sexuel et autres actes inhumains). Le Nigeria qui lui a accordé l’asile politique, l’a ensuite laissé capturer et l’a remis au tribunal spécial en 2006, à la demande du gouvernement libérien nouvellement constitué. Afin que son procès ne déstabilise la région, il a été jugé à La Haye, et non en Sierra Leone.

Cadrage théorique

1. La transnationalisation d’une criminalité économico-politique. Dans les États fragiles ou effondrés (Failed States, collapsed States) dont les gouvernements sont combattus par des factions militaires plus ou moins implantées dans la population, l’anarchie interne permet à des organisations criminelles transnationales de prospérer. Ces dernières développent leurs trafics en alimentant en armes les factions en conflit. Leurs rétributions consistant à s’emparer par la violence des ressources des territoires contrôlés, elles n’hésitent pas, pour ce faire, à commettre les crimes internationaux les plus graves. La paix est particulièrement difficile à rétablir lorsque les dirigeants d’un État voisin sont parties prenantes de ces trafics. En effet, en osmose avec des groupes rebelles venus de l’étranger, ils participent d’une entreprise criminelle transfrontalière au service de laquelle ils mettent les moyens de leur État ; leurs positions compromettant ensuite d’autant les efforts de paix déployés par le Conseil de sécurité.
2. L’abus de fonctions gouvernementales comme circonstance aggravante. Alors que « la situation officielle des accusés, soit comme chef d’État, soit comme hauts fonctionnaires », n’est plus considérée « comme une excuse absolutoire, ni comme un motif de diminution de peine » par le droit international pénal (Statut du Tribunal militaire de Nuremberg, art. 7), une évolution se dessine aujourd’hui dans la jurisprudence des tribunaux pénaux internationaux. Ceux-ci considèrent à présent l’abus de l’exercice de leurs fonctions par les gouvernants comme une circonstance aggravante pour déterminer leur peine. Cette stratégie répressive est pertinente pour combattre cette forme de criminalité transnationale dans laquelle les gouvernants sont plus souvent les complices des crimes que leurs auteurs directs.

Analyse

Déclenchée par l’alliance entre les factions libérienne et sierra léonaise du FNP et du FRU pour prendre le pouvoir dans leurs pays respectifs, la guerre civile au Sierra Leone avait pour enjeu principal le contrôle des zones diamantifères et du marché des diamants sur lesquels l’État sierra-léonais n’était jamais parvenu à instaurer son monopole. Ce conflit a perduré ensuite en raison du trafic de ces pierres précieuses – « les diamants de sang » – dont le Liberia était devenu sous la présidence de Taylor, la plaque-tournante. Occupant la région diamantifère frontalière du Liberia, le FRU pouvait facilement s’approvisionner en armes auprès de C. Taylor qui négociait à l’abri de l’État les pierres de contrebande. Pour mettre un terme à cette guerre entretenue par cette économie criminelle, le Conseil de sécurité a utilisé des instruments diversifiés.

Pour tarir ces trafics et priver la rébellion de ses ressources, il a tout d’abord isolé le FRU en agissant sur les États voisins (Résolution 1171/1998), et plus spécialement sur le Liberia. Puis, il a intimé l’ordre à ce pays de cesser de lui apporter toute aide militaire et financière et ordonner le gel de ses avoirs. Pour circonscrire la contrebande et en accroître le risque pour les « blanchisseurs », seules les importations de diamants bruts munis d’un certificat d’origine délivré par le gouvernement sierra léonais ont été autorisées (Résolution 1306/2000). Afin d’accroître l’efficacité de ce dispositif, il a fini par décider un embargo sur les diamants en provenance du Liberia et sur les armes en direction de ce pays (Résolution 1343/2001). Par ailleurs le processus de transition et de réconciliation engagé sous l’égide de l’ONU et de la CDEAO (Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest) en 1999 n’empêchant pas la reprise des combats (500 casques bleus ont été capturés par le FRU en mai 2000), le Conseil de sécurité a dû mettre en place une opération de maintien de la paix (Résolution 1270/1999 créant la MINUSIL).d’une ampleur exceptionnelle puisqu’elle a comporté jusqu’à 17500 hommes.

Créé par un accord conclu entre la Sierra Leone et l’ONU (16 janvier 2002), pour juger les «personnes qui portent les responsabilités les plus lourdes », le Tribunal spécial pour la Sierra Leone a condamné Charles Taylor à une peine exemplaire qui pourrait dans l’avenir contribuer à dissuader d’autres gouvernants de développer cette forme de criminalité économico-politique particulièrement pernicieuse. En effet, sa chambre de première instance ne s’est pas contentée de le juger coupable d’avoir aidé, encouragé et planifié des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité en Sierra Leone. Elle a aussi considéré qu’il avait abusé de sa fonction de président du Liberia, comme de celle qu’il occupait au sein du comité des cinq de la CEDEAO chargé par l’ONU de rétablir la paix pour aider à la commission de ces crimes. Enfin, elle a estimé qu’il s’était personnellement enrichi en attisant le conflit : tous ces éléments étant retenus comme circonstances aggravantes.

Cette décision s’inscrit dans l’exact prolongement de la jurisprudence du TPIR (Tribunal pénal international pour le Rwanda). En l’espèce, cette juridiction avait jugé en 1998 que les hautes fonctions ministérielles qu’occupait Jean Kambanda, ancien Premier ministre du Rwanda accusé de crimes de génocide, étaient « de nature à définitivement exclure toute possibilité d’atténuation de la peine » (TPIR, 4 septembre 1998, Jean Kambanda).

Références

Chataignier Jean-Marc, L’ONU dans la crise en Sierra Leone. Les méandres d’une négociation, Paris, Karthala, 2005.
Decaux Emmanuel, « Les gouvernants », in : Hervé Ascensio, Emmanuel Decaux, Alain Pellet (Éd.), Droit international pénal, Paris, Pedone, 2000.
Martineau Anne-Charlotte, Les juridictions pénales internationalisées, Paris, Pedone, 2007.
Strange Susan, Le Retrait de l’État. La dispersion du pouvoir dans l’économie mondiale, Paris, Temps Présent, 2011.