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PAC 168 – La mise en accusation transnationale d’une firme Le financement de Daech par Lafarge

Par Moustafa Benberrah

Passage au crible n° 168

Source: Pixabay

Jeudi 7 décembre, Eric Olsen – l’ex-directeur général du cimentier français Lafarge – a été mis sous contrôle judiciaire pour « financement d’une entreprise terroriste et mise en danger de la vie d’autrui ». Le lendemain, L’ex-PDG, Bruno Lafont et son adjoint, Christian Herrault, ont été mis en examen pour les mêmes chefs d’inculpation. L’entreprise est accusée d’avoir financé l’EI (État islamique) pendant un peu plus d’un an, afin de continuer ses activités en Syrie dans la zone de conflits. En outre, elle aurait entretenu des relations commerciales avec l’organisation terroriste, lui achetant notamment des matières premières.
Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
En 2007, Lafarge acquiert une cimenterie située à Jalabiya, à 150 kilomètres au nord-est d’Alep. Le groupe français alloue alors 680 millions de dollars pendant trois ans afin de rénover ce site. La firme représente à cette époque le plus gros investisseur hors secteur des hydrocarbures en Syrie. Lafarge Cement Syria, LCS est inaugurée en octobre 2010 et commence aussitôt la production. Cependant, en septembre 2011, la guerre civile éclate dans le pays. Le 29 juin 2014, EI (l’organisation État islamique) proclame l’instauration du « califat » et prend le contrôle d’un vaste territoire sur lequel se situe l’usine de Lafarge.
En juin 2016, Le Monde rapporte que le cimentier français a payé des taxes à Daech – Dawlat islamiya fi ‘iraq wa sham, qui signifie État islamique en Irak et au Levant. A cette occasion, le quotidien pointe les conditions de sécurité dans la cimenterie de Jalabiya. Entre 2013 et 2014, Lafarge aurait financé l’organisation terroriste jusqu’à ce que cette dernière s’empare du site le 19 septembre 2014. L’organe de presse met également en cause des arrangements et le recours à des intermédiaires locaux tels que l’actionnaire Firas Tlas, fils de l’ex-ministre de la Défense du président Bachar Al-Assad, ayant permis d’assurer l’accès du personnel à l’usine et la livraison de produits. Le Monde précise que « Lafarge passait par des négociants qui commercialisaient le pétrole raffiné par l’EI, contre le paiement d’une licence et le versement de taxes ». De plus, on reproche au groupe industriel des faits de « financement du terrorisme », de « complicité de crimes de guerre », de «complicité de crimes contre l’humanité » et de « mise en danger d’autrui ». Pour les transactions incriminées, les trois juges d’instruction chargés de ce dossier ont retenu un montant qui s’élève à près de 13 millions d’euros.
En outre, le parquet de Paris a ouvert en octobre 2016 une enquête préliminaire faisant suite à une demande de Bercy. Cette dernière portait sur une potentielle infraction au code des douanes par le groupe Lafarge basé en Syrie. En novembre de la même année, Sherpa, une association française de défense des victimes de crimes économiques a déposé une plainte conjointe avec le Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits de l’homme de Berlin contre LafargeHolcim concernant les conditions d’activité dans la même usine. L’organisation humanitaire et deux autres ONG se sont constituées parties civiles dans ce dossier. Elles demandent la mise en examen de la personne morale Lafarge SA et dénoncent une tentative de dissimulation de preuves. Maître Marie Dosé, avocate de Sherpa évoque un refus du groupe de communiquer 9000 documents sur 15 000. Ces pièces ont été utilisées lors d’un rapport d’enquête interne commandé par la firme au cabinet américain Baker & Mckenzie. Or, ce dernier avait confirmé dans son audit l’existence de transactions avec l’organisation terroriste.

Cadrage théorique
1. L’engagement d’un acteur privé dans une économie de guerre. Les entreprises privées s’engageant sur des terrains de conflits satisfont principalement une logique économique. Elles se retrouvent confrontées à une instabilité des normes et des règles qui les conduisent à modifier leur stratégie, ou simplement leurs discours afin de s’adapter en permanence aux aléas de la guerre. De ce fait, elles se livrent souvent à des pratiques contestables en rupture avec les références éthiques qu’elles aiment pourtant afficher.

2. La mise en accusation d’un opérateur économique. Le groupe Lafarge dispose d’un pouvoir hégémonique à la fois structurel et idéologique lui permettant d’infléchir les négociations en fonction de ses intérêts et de sa stratégie globale. Cet intervenant économique occupe alors une position politique à part entière lui permettant d’entrer en compétition avec les pouvoirs publics. Mais d’autres acteurs hors souveraineté, telles que les ONG se mobilisent le cas échéant pour encadrer et dénoncer ses éventuelles transgressions.

Analyse
Dans le cadre de la plainte initiée par Sherpa, qui défend les anciens salariés syriens de Lafarge, l’ONG réclame l’audition par la justice de Laurent Fabius, ministre des Affaires étrangères français de mai 2012 à février 2016. Cette demande fait suite à la déclaration des responsables du cimentier ayant reçu l’aval des autorités publiques pour son maintien en Syrie. Selon, l’ancien directeur général adjoint opérationnel du groupe – Christian Herrault – le Quai d’Orsay aurait même recommandé de « tenir ». Ce dernier conteste toutefois cette version des faits et assure que le ministère aurait tout au contraire « alerté le groupe Lafarge sur les risques encourus à rester en Syrie ». De plus, les responsables de l’usine n’avaient pas informé les diplomates des rançons payées à l’État Islamique. Cette mise en accusation transnationale de l’État et de Lafarge par des « entrepreneurs de morale » met l’accent sur le rôle accordé aux valeurs et aux normes dans la définition des intérêts. En l’espèce, plusieurs catégories de professionnels organisés en réseaux ont constitué une coalition souple et dynamique de manière à légitimer plus aisément leurs opérations de dénonciation et de condamnation (show and shame). Comme la démarche de cette communauté épistémique repose sur une connaissance approfondie des faits et des données, elle maîtrise toutes les questions techniques et se montre par conséquent susceptible de mettre en lumière toute violation des règles du droit des gens.
Pour mémoire, rappelons quelques mobilisations antérieures. La dénonciation du travail forcé des détenus emprisonnés par la junte birmane de la part des pétroliers français Total et américain Unocal en 1995 obéissait déjà à cette logique. Citons également la mobilisation civile contre l’embargo mis en place contre l’Irak entre 1991 et 1997 qui a induit de désastreuses conséquences humanitaires. Mentionnons par ailleurs les plaintes collectives déposées auprès de cours américaines contre des institutions financières saoudiennes en raison de leur rôle présumé dans la préparation des attentats du 11 septembre 2001. Enfin, les violentes critiques de plusieurs associations patronales américaines ayant pris position contre l’embargo à l’égard de l’État cubain à partir de 1996 – les firmes américaines étant les premières frappées par ces mesures – qui se sont liées à des Églises protestantes membres du Conseil œcuménique des églises, à des évêques catholiques américains et à des ONG illustrent cette défiance à l’encontre des autorités publiques.
À cet égard, soulignons combien le développement protéiforme du droit dans les relations internationales post-bipolaires a favorisé l’essor de ces campagnes. Nombre d’entre elles reposent par exemple sur des procès qui leur assurent une grande publicité. La CPI (Cour pénale internationale) encourage cette transformation fondée sur une interaction entre le transnational et l’étatique. Le traité de Rome atteste de la prise en compte par les institutions de ces demandes morales. Le premier procureur de cette juridiction, Luis Moreno-Ocampo, avait déclaré dès la création de la CPI qu’elle devait s’intéresser de près aux « activités des multinationales et à leur rôle dans les guerres civiles ».
Ces actions ont ainsi participé d’une transformation systémique de la scène mondiale. Elles ont conduit les nations et les groupes à se prévaloir davantage de la notion de responsabilité. Ainsi, la France a-t-elle adopté en mars 2017 une loi sur le devoir de vigilance des firmes multinationales. En outre, de grandes entreprises telles que Lafarge ont lancé des chartes d’engagements en faveur de l’information et de la communication. Notons qu’après la fusion réalisée entre Lafarge et le groupe suisse Holcim en 2015, la nouvelle entité baptisée LafargeHolcim, devenue le plus grand producteur de ciment, de granulats et de béton au monde, s’est inscrite au registre de transparence des représentants d’intérêts auprès de la Commission européenne. Dès lors, dans le cadre de ses activités de lobbying, elle déclare avoir recruté deux collaborateurs à temps plein et l’allocation d’un budget annuel compris entre 100 000 et 200 000 euros. Cette action se comprend dans le cadre de son adhésion au registre de transparence des représentants d’intérêts auprès de la Commission européenne. Cette initiative représente un argument commercial visant à rassurer les investisseurs et les clients. Notons que ce type d’engagement est pris en considération par certaines agences de notation comme Vigeo qui les intègrent ensuite dans ses expertises. En effet, depuis juillet 2010, ce leader européen en la matière inclut l’intégrité des stratégies et des pratiques de lobbying dans son référentiel de classification destiné à évaluer la responsabilité sociale des entreprises.
En prenant le monde pour scène, les ONG se posent en entrepreneurs de morale et stigmatisent des pratiques qu’elles jugent déviantes au regard du droit international public. Pour ce faire, elles n’hésitent pas à recourir à la technique du shaming, voire à s’organiser sur le mode du scandale. De la sorte, elles réussissent parfois à infléchir les politiques des États aussi bien que la stratégie des firmes transnationales comme nous venons de le voir dans l’incrimination de Lafarge.

Références

Arfi Fabrice, « Financement du terrorisme : les 15 millions de dollars suspects de Lafarge », Mediapart, 12/12/2017, disponible sur :https://www.mediapart.fr/journal/france/121217/financement-du-terrorisme-les-15-millions-de-dollars-suspects-de-lafarge
Benberrah Moustafa, « La conquête chinoise de l’Afrique par l’APD. Le secteur du BTP sous domination chinoise », Chaos international, disponible sur : http://www.chaos-international.org/pac-150-conquete-chinoise-de-lafrique-lapd/
Colonomos Ariel, « Une morale internationale de la mise en accusation », L’Année sociologique, 54 (2), 2004, pp. 565-587.
Harold Garfinkel, « Conditions of Successful Degradation Ceremonies », American Journal of Sociology, 61 (5), 1956, pp. 420-424.
Le Monde, « Comment le cimentier Lafarge a travaillé avec l’Etat islamique en Syrie », Le Monde, 21/06/2017, disponible sur : http://www.lemonde.fr/proche-orient/article/2016/06/21/comment-le-cimentier-lafarge-a-travaille-avec-l-etat-islamique-en-syrie_4955039_3218.html
Ryfman Philippe. Les ONG, Paris, La Découverte, 2014.