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PAC 152 – Une transgression conformiste Le prix Nobel de littérature décerné à Bob Dylan

Par Josepha Laroche

Passage au crible n° 152

bob_dylan_nobel_prizeSource: Flickr – Xavier Badosa

À la surprise générale, le 13 octobre 2016, l’Académie suédoise a choisi de récompenser le musicien et poète américain Bob Dylan en lui conférant le prix Nobel de littérature « pour avoir créé dans le cadre de la grande tradition de la musique américaine de nouveaux modes d’expression poétique ».
Le chanteur américain succède ainsi à l’écrivain biélorusse, Svetlana Alexievitch, première femme de langue russe à avoir reçu cette distinction. Toutefois, il a fait savoir qu’il ne serait pas présent à Stockholm, le 10 décembre, lors de la cérémonie de remise des prix par le roi de Suède, Carl XVI Gustaf.
Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique
Recherchant un dispositif original qui pourrait concourir à pacifier la scène mondiale, le chimiste, industriel et philanthrope suédois, Alfred Nobel, a créé par testament en date du 27 novembre 1895, cinq prix annuels : physique, chimie, physiologie-médecine et littérature ainsi qu’un prix de la paix. Il entendait de la sorte jeter les bases d’un système international de gratifications résolument pacifiste et cosmopolite. Ses dispositions testamentaires précisaient également que l’attribution du prix de la paix serait confiée au Parlement norvégien (Storting) et qu’il serait remis à Oslo. À l’époque, cette volonté a suscité une violente réprobation en Suède car la Norvège se trouvait encore placée sous l’autorité de Stockholm. Après la mort de Nobel qui intervint en 1896, il fallut attendre plusieurs années pour que les premiers prix voient le jour. En effet, la famille Nobel déshéritée engagea une longue procédure juridique à laquelle les exécuteurs testamentaires du magna durent faire face. C’est donc seulement en 1901 que furent décernées les premières récompenses.
S’agissant du prix de littérature, l’institution a édicté au fil des décennies des préférences normatives qui ont fait progressivement autorité sur le plan international. Dès l’origine, le jury Nobel s’est efforcé de remplir deux objectifs complémentaires. Il a consacré des écrivains célèbres, mais aussi encouragé la novation, favorisant des auteurs trop longtemps ignorés. Par exemple, sous l’impulsion de Lars Gyllensten, le jury Nobel de littérature a décidé de privilégier de nouveaux modes de restitution du réel par l’écriture. Celui-ci a déclaré à l’époque : « Le prix ne doit pas couronner les mérites du passé […] il ne doit pas être une sorte de décoration […] il doit constituer un pari sur l’avenir […] en vue de susciter une œuvre qui puisse encore être encouragée chez le lauréat ». Pour l’institution Nobel, il convenait donc de « permettre à un écrivain original et novateur de poursuivre son œuvre ; à un genre littéraire, négligé jusque-là mais fécond, de sortir de l’obscurité et de recevoir de l’aide ; à une aire culturelle ou linguistique insuffisamment remarquée, ou à d’autres tentatives et luttes humaines de se voir soutenir par l’attribution du prix » . C’est pourquoi, le Comité s’est efforcé à partir des années soixante-dix de jouer un rôle de découvreur. Il a alors distingué des œuvres ou des genres peu remarqués ; l’objectif étant de favoriser des créateurs ne disposant d’aucun lectorat international.
Ceci explique les décisions des académiciens suédois qui ont pu apparaître parfois comme surprenantes. Ce fut par exemple le cas en 1977, avec Vicente Aleixandre, poète espagnol dont un seul recueil avait été publié en France lorsqu’il reçut le Nobel. Alors que cet auteur était hâtivement qualifié par certains journalistes d’« écrivain obscur », Lars Gyllensten, secrétaire de l’Académie suédoise, tint à justifier le choix du jury en déclarant : « On ne doit pas regarder l’attribution du prix Nobel comme la désignation du meilleur écrivain du moment. C’est là une tâche impossible ». Cette considération s’avère toujours particulièrement pertinente de nos jours et rend toutes les polémiques en la matière dépourvues du moindre fondement. En 1979, la composition poétique se trouve à nouveau distinguée avec la nobélisation du poète grec – largement ésotérique – Odysséas Elytis. Puis en 1987, l’Académie confirme sa doxa en consacrant le jeune poète Joseph Brodsky, chef de file de la poésie russe. Puis, 1995 voit la poésie une nouvelle fois récompensée en la personne du poète irlandais, Seamus Heaney. L’année suivante, l’institution accorde encore une priorité manifeste à la poésie, réputée peu accessible à un large public, en honorant de son prix la poétesse polonaise Wislawa Szymborska. Autant dire que lorsque le jury Nobel reconnaît en 2016, Bob Dylan comme un inventeur de « nouveaux modes d’expression poétique », il ne fait rien d’autre que confirmer fidèlement une doctrine esquissée année après année ; doctrine conforme en tous points aux propres inclinations d’Alfred Nobel, féru de poésie.

Cadrage théorique
1. Un définisseur de normes. Par la distinction de certaines œuvres, parfois peu connues, le comité Nobel de littérature entend déterminer des priorités et façonner ainsi le goût dominant. Ce faisant, il s’efforce de promouvoir des genres littéraires méconnus et qui bénéficient d’une faible audience. À ce titre, il s’est imposé, au cours des dernières décennies comme définisseur de normes littéraires et esthétiques.
2. Un prescripteur universel. En consacrant une carrière déjà mondialement reconnue et en reconnaissant de nouvelles formes d’expression comme légitimes, il intervient par ailleurs comme prescripteur universel.

Analyse
Contrairement à une longue politique de réserve et de discrétion à laquelle l’institution s’est montrée régulièrement attachée, la Secrétaire générale du comité Nobel de littérature, Sara Danius, a tenu à préciser dans les médias que ses pairs avaient manifesté « une grande cohésion » en se prononçant en faveur du chanteur américain, Bob Dylan. Elle répondait ainsi indirectement aux nombreuses critiques qui n’ont pas manqué de s’exprimer lorsque le nom du lauréat a été révélé. Elle a cru bon d’ajouter : « Il s’inscrit dans une longue tradition qui remonte à William Blake », le célèbre poète anglais mort en 1827.
Le problème mis en avant par ses détracteurs tient en l’occurrence au fait que l’impétrant ait été connu avant tout comme chanteur et non comme écrivain. Le coup de force symbolique du jury Nobel a donc consisté à intégrer l’artiste américain au cœur même d’un genre littéraire qui a toujours été soutenu par l’institution : la poésie. Dès lors, la décision de nobélisation apparaît conforme à une orientation, somme toute, traditionnelle. Sa transgression réside alors simplement dans la délimitation du périmètre accordé à la forme poétique. Mais découvrir et consacrer de « nouveaux modes d’expression poétiques » implique nécessairement d’élargir le champ afin de pouvoir innover en s’ouvrant à de nouveaux vecteurs poétiques. Or, s’agissant de Bob Dylan, son œuvre qui conjugue le rock, le folk, la country, la soul, le blues aux ballades populaires fait de lui un songwriter par excellence particulièrement syncrétique et innovant. En le gratifiant du prix Nobel de littérature, l’institution n’entend bien sûr pas faire connaître et reconnaître cet artiste adulé et acclamé dans le monde entier par un large public. Elle ne cherche pas davantage à lui conférer une notoriété dont il est déjà amplement doté. En revanche, elle vise à définir et légitimer sur le plan mondial, des standards d’écriture jusque-là cantonnés à l’univers musical et à la chanson. Ce genre, perçu jusque-là comme populaire et mineur, se trouve ainsi réévalué et distingué par le Nobel. Par-delà la simple personne de Bob Dylan, le comité marque ainsi avant tout une fois de plus son ambition d’appréhender, de reconnaître et de consacrer de nouvelles formes littéraires. Autrement dit, cette nobélisation s’inscrit dans un solide continuum historique jamais démenti depuis 1901. Il permet de discerner dans la relative transgression d’aujourd’hui, le conformisme de demain, tant la puissance normative de la diplomatie Nobel travaille à imposer et à universaliser des modes d’expression considérés auparavant comme secondaires.

Références

Brierre Jean-Dominique, Bob Dylan, poète de sa vie, Paris, Archipel, 2016.
Dylan Bob, Cott Jonathan, Dylan par Dylan: Interviews 1962-2004, Paris, Bartillat, 2007.
Laroche Josepha, Les Prix Nobel. Sociologie d’une élite transnationale, Montréal, Liber, 2012, 184 p.