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PAC 11 – La marchandisation mondiale de la santé publique La stratégie entrepreneuriale des firmes pharmaceutiques

Par Clément Paule

Passage au crible n°11

Source : Pixabay

La réforme du système de santé américain s’est heurtée en janvier 2010 à l’opposition des firmes pharmaceutiques regroupées dans le PhRMA (Pharmaceutical Research and Manufacturers of America). Ces industriels refusent que la durée de douze ans, pendant laquelle ils détiennent un monopole d’exploitation sur leurs produits, soit réduite comme le désire le président Barack Obama. Ils menacent donc la Maison Blanche et le Congrès de « retirer leur soutien » au projet de loi. Cette annonce évoque implicitement les ressources considérables de ces acteurs privés, notamment en matière de lobbying auprès des parlementaires. Cible de nombreuses critiques, l’industrie pharmaceutique représente un secteur atypique : 1) Par les profits qu’elle engrange chaque année : en dépit de la crise financière, IMS (Intercontinental Medical Statistics) Health évaluait par exemple le marché mondial des médicaments en 2008, à 770 milliards de dollars. 2) Par la spécificité des biens produits qui revêtent une visée thérapeutique universelle et s’avèrent de la sorte intimement liés aux systèmes de protection sociale.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

Longtemps artisanale, la fabrication de produits pharmaceutiques s’est transformée en une véritable industrie à la fin du XIXe siècle. L’apport de la chimie accélère alors le rythme des innovations thérapeutiques. Mentionnons à cet égard, l’aspirine découverte par Bayer vers 1895 ou bien encore, les pénicillines de synthèse. Mais l’essor mondial de ces entreprises a débuté après 1945, lorsque des firmes américaines comme Pfizer se sont internationalisées, profitant de la création des systèmes de protection sociale. En fait, la deuxième moitié du XXe siècle se caractérise par l’émergence de concurrents européens et japonais et la constitution de puissantes multinationales de la pharmacie.

Depuis les années quatre-vingt, on observe un mouvement de concentration dans ce secteur, mouvement qui tend vers une intégration mondiale de la production. Ainsi, les deux géants britanniques GlaxoWellcome et SmithKlineBeecham PLC fusionnent-ils en 2000 pour 75,9 milliards de dollars, tandis que Pfizer rachète Wyeth en 2009 pour 68 milliards de dollars. Cette restructuration consacre la domination d’une vingtaine de laboratoires appelés big pharma, majoritairement 1) américains – Johnson & Johnson, Merck –, 2) européens – Sanofi-Aventis (France), Novartis (Suisse), AstraZeneca (anglo-suédois) – et 3) japonais (Takeda). Quant au reste du secteur, il se compose de structures moyennes très spécialisées, de firmes biotechnologiques et de fabricants de génériques.

Cadrage théorique

L’économie politique internationale met particulièrement bien en relief les effets de la globalisation de l’industrie pharmaceutique, et notamment l’impact normatif de ses acteurs sur les politiques nationales de santé publique.

1. La puissance structurelle (structural power). Ce concept, proposé par Susan Strange ; permet d’éclairer le rôle international de ces intervenants économiques non-étatiques. En occupant des positions dominantes dans les structures de production et de finance, mais aussi dans celles de la sécurité et des savoirs, les big pharma réussissent à orienter le contenu des normes sanitaires ainsi que leur diffusion.
2. Diplomatie non-étatique et diffusion normative. Grâce aux diverses ressources dont elle dispose –comme le lobbying – l’industrie pharmaceutique exerce un fort impact sur les négociations internationales et les politiques de santé publique de chaque État.

Analyse

Concentration et financiarisation d’un secteur oligopolistique. Le groupe des big pharma évolue au rythme des fusions-acquisitions, nécessaires pour compenser le ralentissement récent de l’innovation et soutenir des budgets de recherche croissants. Les OPA (Offres Publiques d’Achat) hostiles, la rivalité transatlantique et les stratégies de prédation coexistent cependant avec une tendance à la cartellisation, aux partenariats, voire à la collusion. C’est ainsi qu’en 2001, 8 laboratoires ont été condamnés par la Commission européenne à une amende de 850 millions d’euros pour une entente illicite portant sur la vente de vitamines. De même, le co-marketing – accord visant à conquérir des marchés étrangers – reste une pratique répandue entre les grandes firmes souvent capitalisées en bourse.

Lobbying international pour la propriété intellectuelle. Le poids financier du secteur s’exprime sur le plan mondial dans le cadre de l’IFPMA (International Federation of Pharmaceutical Manufacturers and Associations). Les big pharma soutenues par leurs États d’origine y défendent surtout la propriété intellectuelle, vitale pour une industrie fondée sur l’invention. Dans cette logique, cette fédération a joué, au milieu des années quatre-vingt-dix, un rôle décisif dans les négociations de l’OMC (Organisation Mondiale du Commerce) portant sur les ADPIC (Aspects des Droits de Propriété Intellectuelle qui touchent au Commerce). Ces accords sont apparus vitaux pour les grandes firmes qui cherchent à maintenir un monopole d’exploitation sur leurs médicaments les plus rentables, notamment face aux pays émergents. En l’occurrence, il s’agissait d’entraver la diffusion des génériques, copies moins onéreuses de produits pharmaceutiques tombés dans le domaine public. En 1998, 39 laboratoires ont même intenté un procès au gouvernement sud-africain pour violation des droits sur la propriété intellectuelle. Ils furent cependant contraints de retirer leur plainte trois ans plus tard, lorsqu’ils perdirent le soutien des pays occidentaux après la campagne médiatique menée par de nombreuses ONG. Autrement dit, les firmes ne peuvent se passer du soutien de certains acteurs étatiques, avec lesquels elles entretiennent des relations variables qui vont du protectionnisme économique – la France et Aventis en 2004 – au conflit ouvert lorsqu’il s’agit de réformer les systèmes de santé.

Multiples impacts sur les politiques de santé des États. Malgré ces tensions, l’industrie pharmaceutique se présente comme un puissant producteur de normes en raison de son emprise sur la recherche et de sa maîtrise du marketing. En effet, les grandes firmes participent à la définition en amont des problèmes de santé publique, n’hésitant pas à médicaliser des comportements qui jusque-là n’étaient pas perçus comme pathologiques. L’invention de maladies – comme le vieillissement physiologique –, apparaît ensuite comme une solution face au déficit d’innovation thérapeutique. La diffusion mondiale des produits ainsi créés est alors assurée par les activités promotionnelles et le lobbying effectué auprès des professionnels de la santé, voire des patients eux-mêmes par le biais de programmes d’observance et de traitements préventifs.

Des logiques économiques en contradiction avec les objectifs de santé publique. Les laboratoires participent à l’accentuation des disparités mondiales car ils concentrent leurs investissements sur les pathologies les plus rentables – cancer, maladies cardiovasculaires – pour assurer leur présence sur les marchés américain ou européen. Or, ce choix stratégique s’effectue au détriment des maladies infectieuses ravageant les pays en développement.

Enjeux d’une régulation mondiale. Si le secteur reste certes réglementé par quelques grandes agences étatiques, comme la FDA (Food and Drug Administration) aux États-Unis ou l’EMEA (Agence européenne des médicaments) pour l’Union Européenne, aucune institution n’est en revanche chargée de cette tâche à l’échelle mondiale. Pour l’heure, s’ils existent, les organes de contrôle ne disposent pas de budget comparable et agissent uniquement en aval, délivrant des AMM (Autorisation de Mise sur le Marché) avec des essais cliniques effectués par l’industrie. Dès lors, le médicament semble obéir aux logiques d’un marché très lucratif, et la santé faire davantage office de simple produit commercial que de bien public mondial.

Références

Abécassis Philippe, Coutinet Nathalie, « Caractéristiques du marché des médicaments et stratégies des firmes pharmaceutiques », Horizons stratégiques, (7), 2008, pp. 111-139.
Hamdouch Abdelilah, Depret Marc-Hubert, La Nouvelle économie industrielle de la pharmacie : structures industrielles, dynamique d’innovation et stratégies commerciales, Paris, Elsevier, 2001.
Juès Jean-Paul, L’Industrie pharmaceutique, Paris, PUF, 1998. Coll. Que sais-je ?
Pignarre Philippe, Le Grand secret de l’industrie pharmaceutique, Paris, La Découverte, 2003.
PwC (PricewaterhouseCoopers), Pharma 2020 : the Vision – Which Path will you Take ?, 2007, consulté le 14/01/2010 sur le site de PwC : http://www.pwc.com/gx/en/pharma-life-sciences/pharma-2020/pharma-2020-vision-path.jhtml