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PAC 91 – L’insuffisance de l’exception culturelle face à la marchandisation mondiale Les négociations transatlantiques sur un futur accord de libre-échange

Par Alexandre Bohas

Passage au crible n°91

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Les débats transatlantiques en vue d’obtenir un accord de libre-échange ont été marqués au printemps 2013 par un nouveau blocage intervenu dans le domaine culturel. Dernièrement, une nouvelle épreuve de force s’est déroulée durant les premiers pourparlers portant sur le projet de libre-commerce entre l’Europe et l’Amérique. Sur l’insistance d’États comme la France, une restriction au laisser-faire, laissez-passer a été finalement une nouvelle fois reconnue.

Rappel historique
Cadrage théorique
Analyse
Références

Rappel historique

La revendication d’une spécificité commerciale trouve ses origines, en France, dans la contestation que les accords Blum-Byrnes ont provoquée lors de leur signature en 1946. Conclus entre Paris et Washington, ils entérinaient la fin des politiques hexagonales de soutien cinématographique en échange de l’aide américaine prévue dans le cadre de la reconstruction d’après-guerre. Dans les années quatre-vingt-dix, ce sujet de discorde transatlantique a connu plusieurs rebondissements à l’occasion de l’Uruguay Round et de l’AMI (Accord Multilatéral d’Investissement). Ces tensions signalent deux conceptions opposées du cinéma : l’une qui envisage ce dernier uniquement comme entertainment, l’autre pour laquelle il s’inscrit pleinement dans le champ artistique.

Ces oppositions ont mené à la formation d’une coalition transnationale en faveur de la diversité culturelle, coalition qui regroupe aussi bien des États – tels que la France ou le Canada – que des acteurs non-étatiques comme les représentants des filières audiovisuelles. Son action s’est d’abord concentrée sur la reconnaissance d’un régime dérogatoire à celui de l’Organisation Mondiale du Commerce, qui autorise les systèmes publics de quotas et de financement dans les secteurs de l’image. Ensuite, elle s’est attachée à graver ce principe dans le droit international, avec la signature de la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle en 2002 puis de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles en 2005.

Cadrage théorique

Une mondialisation du culturel contestée. Si la globalisation est désormais comprise comme un processus économique, social et politique, son impact sur les habitus et les comportements reste minoré, voire ignoré, par un matérialisme latent. Il demeure en particulier souvent sous-estimé en raison des réceptions différenciées (Liebes, Katz), de la prépondérance attribuée à la communauté nationale (Smith) et de la puissance négligée des narrations économico-culturelles. De surcroît, ce renforcement de l’interconnexion culturelle, généré par les transformations structurelles de la sphère mondiale, se traduit de manière discontinue dans des pratiques, des idéologies communes et, pour certains, l’émergence encore fragile d’un sentiment d’appartenance au même monde (Robertson, Beck).

Une souveraineté dans la structure des savoirs. Etablie par les légistes médiévaux comme le pouvoir en dernier ressort, « la puissance absolue d’une République » (Bodin), la souveraineté constitue un des fondements de la théorie réaliste (Morgenthau) car elle distingue l’État comme unité de base de la scène internationale. Niant les rapports de pouvoir transnationaux qui traversent les frontières et unissent de manière inégale les sociétés (Emmanuel et Wallerstein), elle légitime la politique des États visant à préserver une autonomie culturelle qui est, de nos jours, ébranlée par la mondialisation (Laroche, Bohas).

Analyse

Le mouvement de l’exception culturelle se fonde sur une revendication de trois ordres : culturel, politique et économique. Tout d’abord, il vise à sauvegarder les identités de chaque peuple face aux bouleversements qu’entraîne la compression du monde. Il semble impérieux que les valeurs et les normes des individus soient conservées. Parallèlement, de nombreux pays considèrent que la préservation identitaire passe par le maintien d’un foyer de création tant dans les beaux-arts, la littérature que l’audiovisuel. Or, en cas de libéralisation des échanges, ce dernier serait encore plus menacé par la suprématie capitalistique d’Hollywood. Ensuite, sur le plan politique, comme l’exprimait en pleine négociation de l’Uruguay Round (Gdansk, novembre 1993), le président français de l’époque, François Mitterrand : « ce qui est en jeu, c’est l’identité culturelle de nos nations, c’est le droit pour chaque peuple à sa culture ». Enfin, les secteurs de l’image et leurs dérivés constituent les vecteurs d’économies-monde matérielles et idéologiques. Autrement dit, ils exercent une emprise de type civilisationnel en façonnant des modes de vie.

Cependant, cette seule exception demeure-t-elle suffisante pour préserver la cohésion de communautés imaginées ? En effet, si elle permet à des filières nationales de survivre, elle ne favorise nullement l’essor d’une diversité. Force est de constater qu’un nombre croissant d’œuvres nationales se trouvent dépourvues de public, tandis que les professionnels peinent à les financer. À l’inverse, les seuls contenus à être diffusés à travers l’Europe restent ceux des majors hollywoodiennes dont les imaginaires y demeurent très valorisés. Par conséquent, ils constituent les seuls dénominateurs communs du Vieux continent. Ne faudrait-il pas plutôt encourager davantage la circulation intra-européenne des longs métrages dans les salles de projection comme sur le petit écran ?

Plus largement, comme l’ont mis en lumière les penseurs postmodernes, le culturel imprègne la société de consommation par des imageries et des symboliques collectives qui proviennent des studios américains. Par ailleurs, les technologies de l’information et de la communication, cruciales pour la diffusion des savoirs, sont dominées par les produits et innovations californiens qui véhiculent des schèmes de pensée et des concepts idéologiquement situés et à prétention universelle. Dans ces conditions faut-il se cantonner aux seuls films pour maintenir des capacités autonomes de production et de distribution ? Alors que des régimes inadaptés de quotas et de restrictions aux frontières condamneraient les économies européennes au déclin et à la marginalisation, ces domaines constituent autant de champs où les initiatives de l’Union, fondées sur des grandes firmes, des centres de recherche et des collectivités territoriales, gardent toute leur place. Soulignons combien la diversité culturelle ne peut se concevoir uniquement dans la sphère audiovisuelle. Elle doit résulter également d’un cadre politique, social et économique de type multipolaire où les pays émergents et développés, prendraient part, grâce à leur rayonnement, à la définition des savoirs mondiaux.

Il apparaît que l’exception culturelle au libre-échange reste finalement un principe aussi fondamental qu’insuffisant pour maintenir la diversité culturelle car les biens culturels relèvent de secteurs diversifiés dans lesquels les opérateurs n’ont plus guère de prise.

Références

Arrighi Emmanuel, L’Échange inégal, Paris, Maspéro, 1969.
Bauer Anne, « Libre-échange : l’exception culturelle sauvegardée », Les Échos, 15 juin 2013.
Beck Ulrich, Cosmopolitan Vision, Cambridge, Polity Press, 2006.
Laroche Josepha, Bohas Alexandre, Canal+ et les majors américaines. Une vision désenchantée du cinema-monde, 2e éd., Paris, L’Harmattan, 2008.
Morgenthau Hans, Politics Among Nations. The Struggle for Power and Peace, New York, McGraw-Hill, 1948.
Robertson Roland, Globalization : Social Theory and Global Culture, London, Sage, 1992.
Smith Anthony, Nations and Nationalism in a Global Era, Cambridge, Polity Press, 1995.
Wallerstein Immanuel, Comprendre le monde. Introduction à l’analyse des systèmes-monde, Paris, La Découverte, 2006.